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Maintenant que je t'ai expliqué l'idée du poëme que je voulais faire, je vais te donner quelques détails sur le ballet qu'on représente à l'Académie royale de musique, et cela, sans que ma modestie en souffre le moins du monde, car la Péri est l'œuvre de Corally et de Burgmuller, de Carlotta et de Petitpa, et je puis en parler avec éloge comme d'une chose qui m'est totalement étrangère.

Et, d'abord, je te remercie beaucoup des détails locaux que tu m'as envoyés et qui ne me sont arrivés que lorsque mon siége était fait; mais comment diable aurais-je placé parmi les comparses de l'Opéra ces Anglais vêtus de caoutchouc, avec des chapeaux de coton piqué et des voiles verts pour se préserver de l'ophthalmie; ces Français étranges, portant fièrement et en guenilles les modes de 1816; ces Turcs ridicules, accoutrés de l'uniforme de Mahmoud, en polonaises à brandebourgs et en tarbouch enfoncé jusqu'aux yeux? Le costume des femmes fellahs, que tu dis si gracieux, et qui consiste en une tunique fendue des deux côtés, depuis l'aisselle jusqu'au talon, n'aurait guère pu être réalisé qu'avec des modifications qui lui auraient ôté tout son caractère. Cependant je erois, lorsque tu reviendras, que tu seras content de la décoration du premier acte, qui représente une salle du harem d'Achmet. Cela ne ressemble pas à ces cafés turcs ornés d'œufs d'autruche, chargés, dans les opéras et les ballets, de donner une idée des magnificences orientales. C'est un intérieur vrai, bien étudié, d'une exactitude parfaite. Voilà bien les murailles de stuc, les lambris de carreaux vernissés, le plafond aux caissons de cèdre, les voûtes travaillées en ruche d'abeilles, les vases aux larges ailes, pleins de roses et de pivoines; et puis, là-bas, au fond, dans l'ombre fraîche et recueillie, le long divan qui invite au repos, le cabinet doré où l'on serre les tasses, les cafetières, les pipes: une décoration habitable, et dans laquelle un vrai croyant ne se trouverait pas trop dépaysé.

Si tu as été dans les cafés des fumeurs d'opium et que tu aies fait tomber la pâte enflammée sur le champignon de porcelaine, je doute que, devant les yeux assoupis, il se soit développé un plus brillant mirage que l'oasis féerique exécutée par MM. Séchan, Diéterle et Despléchin, qui semblent avoir retrouvé la vaporeuse palette du vieux Breughel, le peintre du paradis. Ce sont des tons fabuleux,

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d'une tendresse et d'une fraîcheur idéales; un jour mystérieux, qui ne vient ni de la lune ni du soleil, baigne les vallées, effleure les lacs comme un léger brouillard d'argent, et pénètre dans les clairières des forêts magiques; la rosée étincelle en diamants sur des fleurs inconnues dont les calices sourient comme des bouches vermeilles; les eaux et les cascades miroitent sous les branches; c'est un vrai songe d'Arabe, tout fait de verdure et de fraîcheur. Jamais peutêtre, à moins de frais, l'Opéra n'avait obtenu un plus brillant effet. Quelques aunes de toile, quelques pots de couleur, une rampe de gaz, et c'est tout. Le pinceau, manié par une main habile, est un grand magicien.

Quelque charme que puissent offrir les péris orientales avec leurs pantalons rayés d'or, leur corset de pierreries, leurs ailes de perroquet, leurs mains peintes en rouge et leurs paupières teintes en noir, je doute qu'elles soient plus jolies que Carlotta, et surtout qu'elles dansent aussi bien.

Au second acte, quand le rideau se lève, tu verras, du haut d'une terrasse, le Caire à vol d'oiseau, et tu ne voudras jamais croire que MM. Philastre et Cambon n'ont pas été en Égypte. La forteresse, la mosquée du sultan Hassan, les frêles minarets qui ressemblent à des hochets d'ivoire, les coupoles d'étain et de cuivre qui reluisent çà et là comme des casques de géant, les terrasses surmontées de cabinets de cèdre, puis, là-bas, tout au fond, le Nil débordé et les pyramides de Giseh perçant de leur angle de marbre le sable pâle du désert; rien n'y manque, c'est un panorama complet. Je ne sais trop ce que j'aurais vu de plus en allant là-bas moi-même.

C'est dans la salle du harem, entr'ouverte un moment pour l'apparition de la Péri, et sur la terrasse du palais d'Achmet, que se passe l'action du ballet, rendue légère à dessein pour laisser toute latitude au chorégraphe. - Je ne te parle pas d'un petit bout de prison, qui n'est là que pour donner le temps d'allumer les splendeurs de l'apothéose et de mettre les nuages en place. Par la fenêtre de cette prison, on jette sur les crochets Achmet, qui a refusé de livrer l'eselave, dont la Péri a pris le corps: tu penses bien qu'elle ne le laisse pas arriver jusqu'aux terribles pointes, et qu'elle l'emporte avec elle dans son beau royaume d'or et d'azur. J'aurais préféré la décora

tion primitive qui rappelait le tableau de Decamps, et laissait à la scène toute son épouvante. Il y avait peut-être un effet de surprise dans ce corps lancé, qui montait au lieu de descendre, et tombait en plein paradis. Mais les habiles et les prudents ont prétendu que le ballet ne se prêtait pas à de telles violences, et peut-être ont-ils raison. Du reste, cela est peu important; le principal dans un ballet, qu'il soit écossais, allemand ou turc, c'est la danse, et jamais ballet n'a été plus heureux sous ce rapport que celui de la Péri: le pas du songe a été, pour Carlotta, un véritable triomphe; lorsqu'elle paraît dans cette auréole lumineuse avec son sourire d'enfant, son œil étonné et ravi, ses poses d'oiseau qui tâche de prendre terre et que ses ailes emportent comme malgré lui, des bravos unanimes éclatent dans tous les coins de la salle. Quelle danse merveilleuse ! Je voudrais bien y voir les péris et les fées véritables! Comme elle rase le sol sans le toucher! on dirait une feuille de rose que la brise promène et pourtant, quels nerfs d'acier dans cette frêle jambe, quelle force dans ce pied, petit à rendre jalouse la Sévillane la mieux chaussée; comme elle retombe sur le bout de ce mince orteil ainsi qu'une flèche sur sa pointe!

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A la fois correcte et hardie, la danse de Carlotta Grisi a un cachet tout particulier; elle ne ressemble ni à Taglioni, ni à Elssler; chacune de ses poses, chacun de ses mouvements est marqué au sceau de l'originalité. Être neuf dans un art si borné!-ly a dans ce pas un certain saut qui sera bientôt aussi célèbre que le saut du Niagara. Le public l'attend avec une curiosité pleine de frémissement. Au moment où la vision va finir, la Péri se laisse tomber du haut d'un nuage dans les bras de son amant. Si ce n'était qu'un tour de force, nous n'en parlerions pas; mais cet élan si périlleux forme un groupe plein de grâce et de charme; on dirait plutôt une plume de colombe soutenue par l'air qu'un corps humain qui se lance d'un plancher; et ici, comme en bien d'autres occasions, il faut rendre justice à Petitpa comme il est dévoué à sa danseuse! comme il s'en occupe! comme il la soutient! Il ne cherche pas à attirer l'attention sur lui, il ne danse pas pour lui tout seul; aussi, malgré la défaveur qui s'attache aujourd'hui aux danseurs, est-il parfaitement accueilli du public. Il n'affecte pas cette fausse grâce, cette mignardise ambi

gue et révoltante qui ont dégoûté le public de la danse masculine. Mime plein d'intelligence, il remplit toujours la scène et ne dédaigne pas les plus minces détails; aussi son succès a-t-il été complet, et il peut s'attribuer une part des applaudissements soulevés par cet admirable pas de deux, qui, dès à présent, prend place à côté du pas de la Favorite et du pas de Giselle. - Je n'ai pas besoin de te décrire le pas de l'abeille, que tu as dû voir exécuter au Caire dans toute sa pureté native, à moins que le pudique Méhémet-Ali n'ait exilé dans le Darfour toutes les almées sans exception, comme vient de me le raconter un voyageur.

Si tu savais avec quel chaste embarras Carlotta se débarrasse de son long voile blanc; comme sa pose, alors qu'elle est agenouillée sous les plis transparents, rappelle la Vénus antique souriant dans sa conque de nacre; quel effroi enfantin la saisit lorsque l'abeille irritée sort du calice de la fleur! comme elle indique bien les espoirs, les angoisses, toutes les chances de la lutte! comme la veste et l'écharpe, et le jupon où l'abeille cherchait à pénétrer, s'envolent prestement à droite, à gauche, et disparaissent dans le tourbillon de la danse! comme elle tombe bien aux genoux d'Achmet, haletante, éperdue, souriant dans sa peur, plus désireuse d'un baiser que des sequins d'or que la main du maître va poser sur le front et sur le sein de l'esclave!

Si mon nom ne se trouvait pas sur l'affiche, quels éloges je te ferais de cette charmante Carlotta! J'ai vraiment regret d'avoir fourni quelques lignes de programme qui m'empêchent d'en parler à ma fantaisie; ma position est embarrassante. Si tu étais là, tu m'épargnerais cette peine; mais je ne peux pas aller prendre un feuilletoniste au coin pour faire cette besogne. Je suis obligé de me critiquer moi-même, et j'avoue que, si je me disais la moindre chose désagréable, je m'en demanderais raison sur-le-champ. Je suis trèschatouilleux à cet endroit, et laisse à mes amis, qui s'en acquitteront parfaitement, le soin de relever les fautes de l'auteur; comme feuilletoniste, je me permettrai de louer sans restriction les arrangements et les groupes de Corally, qui n'a jamais été plus frais, plus gracieux, plus jeune. Le kiosque de cachemires est d'une invention charmante; le pas de quatre du second acte est plein d'originalité et

de couleur, musique et danse; il cst, d'ailleurs, parfaitement exécuté par mesdemoiselles Caroline, Dimier, Robert, et Dabbas.

Mademoiselle Delphine Marquet, dans le rôle de la favorite disgraciée, a fait preuve d'un talent dramatique réel et plein d'avenir; elle porte à ravir un admirable costume, calqué sur un dessin de Marilhat, qui sied parfaitement à sa beauté noble et sévère. Quant à Barrez, il a su faire quelque chose, à force de talent, d'un méchant petit bout de rôle que je me plais à reconnaître très-mauvais. Pour la musique, elle est élégante, délicate, distinguée, pleine de motifs heureux et chantants qui se fixent dans la mémoire comme la valse de Giselle, et je n'ai peur que d'une chose, c'est que M. Burgmuller, poursuivi par les pianos et les orgues de Barbarie, ne soit forcé de s'expatrier de ce beau pays de France, où il vient de se faire naturaliser, ne prévoyant pas cette vogue.

VI

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AOUT 1843. Ambigu: un Français en Sibérie, drame de MM. Noël Parfait et Charles Lafont. - Un canard qui a des chevrons. - Les dramaturges naïfs et convaincus. Le seul qui existe à l'heure qu'il est. Un nouveau Japhet.Chauvinisme de deux hommes d'esprit. — Matis, Verner, Bousquet. -Salle Ventadour: Pigeon vole, ou Flûte et Poignard, opéra de M. Castil Blaze. Revanche contre XXX. Les paroliers. La poésie et la musique. Opéra : reprise des Martyrs, de MM. Scribe et Donizetti. Massol, madame Dorus. - Un dieu déchu.

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8 août..

AMBIGU. Un Français en Sibérie. De temps en temps, quand la session des chambres est terminée et que la disette de matière force les grands journaux à s'occuper des phénomènes de la nature avec une attention tout académique, à ces époques où tombent les pluies de crapauds, où l'araignée de mer agite ses pinces, où les veaux naissent ornés de deux têtes, où les vieillards atteignent l'âge

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