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1858.

v.3

I

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Théâtre-Français : les Burgraves, trilogie par M. Victor

Hugo. Analyse de la pièce.

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La composition et le style.

Attitude du public. Qualité dominante chez M. Hugo. Les génies mâles et les génies féminins. Les acteurs.- Italiens: représentation au bénéfice de madame Grisi. Otello. L'enthousiasme rétrospectif. Mario. Innovation dans le costume du More de Venise. - Tamburini, Lablache. -Variétés : une Nuit de mardi gras. - Le cancan. - Opéra : Charles VI, paroles de MM. Easimir et Germain Delavigne, musique de M. Halévy. — La pièce et la partition. Le cortège de Lancastre. - Où les classiques rendent des points aux romantiques.

Baroilhet, madame Stoltz.

THEATRE-FRANÇAIS. Les Burgraves.

13 mars 1843. Autrefois, sur le faîte

des rochers qui hérissent les bords du Rhin, se dressaient, au milieu des nuées, des donjons inaccessibles habités par des burgraves, bandits gentilshommes, voleurs homériques qui rançonnaient les passants, pillaient les convois et remontaient ensuite à leurs nids avec leur proie dans les serres. Éventrées par les assauts, ébréchées par le temps, disjointes par l'envahissement de la végétation, les hautes tours des burgs abandonnés tombent pierre à pierre dans le fleuve ou pendent formidablement sur l'abîme en fragments démesurés. Aux brigands héroïques bardés de fer ont succédé les filous et les

escrocs. La ruse a pris la place de la force, les voyageurs ne sont

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plus détroussés que par les aubergistes. Dans ses admirables Lettres sur le Rhin, M. Victor Hugo, avec ce talent descriptif qui n'eut jamais d'égal, nous a fait parcourir quelques-uns de ces antiques repaires féodaux dont il sait tous les secrets; la salle d'armes, les caveaux aux voûtes surbaissées, l'escalier en colimaçon, le couloir qui circule dans l'épaisseur des murs, l'oubliette au fond pavé d'ossements, la guérite en poivrière accrochée aux créneaux comme un nid d'hirondelle, il nous a tout montré, il nous a promené dans toutes les salles, à tous les étages. — C'est sans doute en visitant un de ces donjons que l'idée des Burgraves est venue à l'illustre poëte. Il aura d'abord, par le travail de la pensée, restauré les portions en ruine, remis à leur place les pierres écroulées, rattaché le pont-levis à ses chaînes, rétabli les planchers effondrés, arraché le lierre et les herbes parasites, replacé les vitraux dans leurs mailles de plomb, jeté un chêne ou deux dans la gueule béante des cheminées, posé çà et là dans l'embrasure des fenêtres quelques chaires de bois sculpté; puis, quand il aura vu toutes les choses ainsi arrangées et remises en état dans le manoir seigneurial, la fantaisie lui aura pris d'évoquer les anciens habitants, car le poëte a, comme la pythonisse d'Endor, la puissance de faire apparaître et parler les ombres. Hatto se sera présenté le premier, puis Magnus son père, puis Job l'aïeul, le cercle de la rêverie s'élargissant et se reculant toujours cette vision des temps disparus, M. Victor Hugo l'a fixée et réalisée en vers magnifiques, et il en est résulté la trilogie des Burgraves.

Lorsque la toile, en se levant, laisse les yeux des spectateurs pénétrer dans le monde fantastique que sépare du monde réel cet étincelant cordon de feu qu'on appelle la rampe, nous sommes au burg de Heppenheff, une de ces hautes demeures féodales escarpées, inabordables, sè cramponnant au rocher par des serres de granit, faisceaux de tours engagées les unes dans les autres, où la muraille continue la montagne à s'y méprendre, et dont les ruines du Château-Gaillard, près des Andelys, aux bords de la Seine, peuvent donner une idée à ceux qui n'ont pas vu les burgs du Rhin. Les nuages baignent les créneaux, et l'épervier, en passant, se déchire la plume au fer de la lance des sentinelles ; les fossés sont des abîmes

où blanchit, tout là-bas, dans la vapeur bleue, l'eau savonneuse d'un torrent. Le vertige vous prend à vous pencher aux étroites fenêtres.

Nulle communication avec le dehors, pas un joint dans cette armure de pierre de taille que revêt, par-dessus l'armure de fer qui ne le quitte jamais, le vieux burgrave Job le maudit, Job l'excommunié, espèce de Goetz de Berlichingen centenaire, Titan du Rhin qui veut mourir comme il a vécu, sans loi, sans maître, qui repousse d'un pied obstiné l'échelle de l'empire appliquée à ses murailles, et, pour montrer qu'il est en révolte ouverte contre la société, plante un grand drapeau noir sur sa plus haute tour. Cette grande salle délabrée où l'abandon tamise sa poussière fine, où l'humidité verdit les pierres, où l'araignée travailleuse suspend ses rosaces aux nervures brisées, c'est la galerie des portraits seigneuriaux du burg de Heppenheff.

Au fond, l'on voit flamboyer, à travers les pleins cintres d'une galerie romane, un coucher de soleil aux teintes menaçantes et sanguinaires. Le premier étage de ce promenoir se compose de piliers courts, trapus, écrasés, à l'attitude massive, aux chapiteaux fantastiques; le second, de colonnettes plus légères et plus rapprochées; par l'interstice des arcades se découvrent en perspective les sommets des remparts et des autres tours du burg. Des lumières scintillent déjà aux barbacanes, d'où s'échappent par éclats de stridentes fanfares de clairons et de tumultueux refrains de chansons à boire. Hatto, le plus jeune et le plus méchant des burgraves, est en train de banqueter avec ses compagnons. La chose dure depuis le matin et a toute la mine de se vouloir prolonger : on ne s'arrête pas en si beau chemin. Au vacarme insolemment joyeux de la fête se mêle par instant le bruit sinistre de pas lourds et de feuilles froissées : ce sont les captifs, les esclaves qui reviennent du travail, conduits par un soldat le fouet en main. Certes, si jamais lion a dû se croire en sûreté dans son antre, c'est le comte Job. La herse est baissée, le pontlevis ramené; l'archer veille à son poste; la chambre du comte, avec sa porte étoilée d'énormes clous, ses serrures compliquées de secrets, est comme une autre forteresse au cœur de la première; les esclaves sont enchaînés solidement; les cachots ont des profondeurs inconnues et ne lâchent jamais leur proie; que peut craindre le vieux

Prométhée sur son roc? Qu'il ne descende du ciel un vautour envoyé par Jupiter!

Eh bien, dans ce manoir si bien gardé, malgré les remparts, malgré les sentinelles, a su se glisser un ennemi. Vous voyez cette vieille, sombre, dévastée, avec sa tristesse d'orfraie, son morne et froid regard de spectre, ses durs talons qui résonnent sur les dalles comme les talons du commandeur, son nom rauque et bizarre, ses allures sinistrement mystérieuses : c'est la haine, c'est la vengeance, c'est Guanhumara, pauvre esclave vendue et revendue vingt fois, qui a traîné les bateaux qui vont d'Ostie à Rome et qui, changeant sans cesse de maître et de climat, a vécu pendant soixante ans de tout ce qui fait mourir. Dans cette variété d'infortunes, à travers cette existence errante, elle a trouvé des secrets merveilleux; effrayante pour les tigres eux-mêmes, elle a cueilli dans les forêts monstrueuses de l'Inde les herbes puissantes qui donnent la vie ou la mort; durant les immenses nuits des pôles où les étoiles brillent six mois aux cieux, elle a médité sur les forces secrètes des astres et des philtres; elle a conversé avec les noirs esprits et lentement combiné le plan de sa vengeance, que Satan lui-même ne saurait désirer plus complète; elle erre à travers ce manoir dont elle connaît tous les replis, dont elle a sondé tous les souterrains; car on lui laisse une espèce de liberté en considération de quelques cures surprenantes qu'elle a faites. Elle inspire à ses compagnons d'infortune une espèce d'effroi vague, de terreur superstitieuse, et elle se promène ayant toujours autour d'elle un cercle de solitude. Pendant qu'elle s'est tapie, hargneuse, muette et sombre dans un coin, les prisonniers causent entre eux des mystères du burg et se disent tout bas des paroles dont l'écho leur fait peur.

On a vu, au cimetière, Guanhumara qui, les manches relevées, préparait une horrible mixture avec des os de mort en murmurant une incantation bizarre; cette fenêtre aux barreaux défoncés qui s'ouvre sur l'abîme et qui laisse descendre une trace de sang sur la muraille jusque dans les eaux du torrent, cette fenêtre qui donne du jour à ce caveau dont on ne connaît plus l'entrée, on y a vu trembler une lueur. Un fantôme habite ce trou perdu. « En quel temps sombre, mystérieux et plein d'événements étranges vivons-nous ! Tout chan

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