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Qu'on n'objecte pas ici la difficulté d'aborder la scène. Ni Victor Hugo, ni Alexandre Dumas, ces rois dramatiques pour qui vouloir est pouvoir, ni les autres princes du théâtre n'eurent un instant cette pensée, tant la tragédie est une chose sortie de nos habitudes, de nos usages et de nos façons de voir.

Il ne faut pas s'y tromper, l'intérêt qui s'attache à mademoiselle Rachel ne s'étend pas aux pièces qu'elle joue dans Phèdre, par exemple, tant qu'elle est en scène ou qu'elle récite une tirade, toute la salle est attentive, les mouchoirs restent dans les poches, les rhumes sont étouffés, on entendrait voler un moucheron. Dès qu'elle a fini et qu'elle rentre dans la coulisse, les conversations recommencent, on tourne le dos au théâtre, on rit aux éclats, on lit le journal, à peu près comme dans les théâtres d'Italie, lorsque la prima donna vient de chanter son grand air. Cependant les vers qu'on déclame sont toujours des vers de Racine, et d'une beauté égale à ceux qu'on applaudissait tout à l'heure. Il est vrai que, les traditions tragiques étant perdues, les rôles secondaires sont remplis d'une manière presque toujours médiocre et souvent ridicule. Outre ces motifs d'inattention quand l'actrice en vogue n'occupe plus la scène, la vie actuelle est tout à fait différente de celle qu'on menait autrefois. Les représentations du temps de Louis XIV commençaient à quatre heures et finissaient sur les huit heures; après quoi, l'on soupait. C'est précisément à cet instant là que le rideau se lève aujourd'hui; on arrive au théâtre fatigué par les mille soins divers de la journée, assoupi par la torpeur de la digestion, dans une salle incommode où les meilleures places sont mauvaises, et construite sans le moindre soin des lois de l'acoustique; il faut prêter une attention excessive pour suivre, dans leurs nuances délicates, ces analyses du cœur humain, ces développements de passion qui forment tout l'intérêt de la tragédie, conçue au point de vue classique, où, par suite de la règle des unités, les événements ne peuvent apparaître que dans des récits, malgré le précepte formel d'Horace, qui dit : « Les choses mises sous les yeux frappent plus l'esprit que celles confiées à l'ouïe. » Les anciennes pièces, que tout le monde connaît et sait par cœur, étaient donc merveilleusement propres à faire briller le talent de mademoiselle Rachel, en ne lais

sant plus au spectateur que le soin d'apprécier la manière dont tel couplet ou tel hémistiche avait été dit. C'est à cette paresse d'esprit que la musique doit le prodigieux développement qu'elle a pris depuis quelques années. Pendant un opéra, on peut causer à demivoix, rêver ou penser à autre chose; l'orchestre même, lorsqu'on ne l'écoute pas, occupe vaguement l'oreille et donne à la salle un certain air de fête; le ballet, avec ses groupes légers, ses tableaux changeants, son attrait purement oculaire, est un spectacle qui convient à une civilisation blasée, qui va au théâtre plutôt pour se distraire que pour se donner une nouvelle contention d'esprit. C'est ce que madame de Girardin, l'auteur de Judith, a parfaitement compris elle a choisi un sujet connu de tout le monde, traité plusieurs fois, et qu'elle a su renfermer dans trois actes fort courts.

Son intention n'a pas été précisément de faire une tragédie, mais bien de tracer un caractère, de dessiner un personnage, d'écrire un rôle pour mademoiselle Rachel, qui ne pouvait toujours être renfermée dans le vieux répertoire ; il lui a paru piquant, à elle, femme, d'écrire une pièce dont une femme est l'héroïne, et de donner pour interprète à sa création une jeune fille juive comme Judith, belle et fière comme elle. Elle a cru que ce serait pour l'actrice comme une espèce d'épopée nationale, et que celle-ci aurait plus de cœur à tuer Holopherne avec le grand damas que lui prêtent Raphaël, Allori et Paul Véronèse que toute autre actrice chrétienne. Son œuvre a done été conçue à ce point de vue tout particulier. Aussi Judith, déjà en prière sur sa terrasse orientale, au lever du rideau, ne quitte-t-elle pas la scène un instant. Le style dans lequel la pièce est écrite, entièrement différent de la manière habituelle du poëte, est très-bien combiné pour ménager à la jeune tragédienne la transition de la poésie classique à la poésie moderne. C'est une étude racinienne fort adroite, où nul mot trop actuel ne vient faire dissonance, et qui cependant ne tombe pas dans le pastiche. Mademoiselle Rachel a dû se sentir à l'aise dans cette versification correcte, limpide, harmonieuse, ferme, sans violence, et rappelant par endroits les grâces bibliques d'Esther.

La décoration représentant l'extérieur des remparts de Béthulie est vraiment digne de l'Opéra. La maison de Judith, les lignes

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fuyantes des murailles montant et descendant avec les anfractuosités des roches, les montagnes azurées par l'éloignement et dorées par le soleil, l'air transparent et chaud de l'Orient, tout cela a été parfaitement rendu par M. Cambon. La tente d'Holopherne est d'une grande richesse et d'un arrangement ingénieux. - Les costumes de mademoiselle Rachel sont d'un goût, d'une sévérité et d'une richesse rares son costume de deuil, au premier acte, si noblemen' et si chastement drapé; au second acte, sa robe rose pâle, constellée d'or, son manteau de pourpre, heureuse association de nuances, son écharpe orientale chamarrée de dessins et de broderies merveilleuses, les cascades de perles qui ruissellent de son cou sur sa poitrine et ses épaules, la magnificence biblique de ses pendants d'oreille et de ses ornements de tête la rendaient la Judith la plus noble et la plus splendide qu'un poëte et qu'un peintre pussent rèver. Aussi l'un de nos jeunes artistes, M. Chassériau, qui possède au plus haut degré le sentiment de l'antique, en avait-il fait les dessins, suivis par mademoiselle Rachel avec une docilité digne de son esprit et de son intelligence. Le costume du troisième acte est tout simplement de Raphaël, c'est assez dire qu'il est d'un goût charmant et d'un caractère exquis. Nous insistons beaucoup sur ces détails purement matériels et que le Théâtre-Français néglige souvent. Les yeux, accoutumés aux splendeurs de mise en scène des autres théâtres, s'attristent quelquefois à la Comédie-Française devant des pauvretés et des négligences inexcusables. Les tragédies du temps de Louis XIV étaient jouées par des acteurs magnifiquement habillés à la mode de l'époque, avec des tonnelets, des justaucorps de brocart, des casques empanachés, des manteaux semés de clinquant et de passequilles, entre deux ou trois rangs de marquis, étincelants de velours, de soie, d'or et de diamants, ce qui formait un spectacle magnifique à voir.

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Mademoiselle Rachel a rendu avec un art infini les nuances si diverses de son rôle elle a été d'abord l'humble et triste veuve qui met toute sa joie dans l'aumône et dans la prière, gardant toutefois au fond de sa douleur un accent de fierté qui fait pressentir l'héroïne; puis la femme inspirée qui voit briller les flammes du Sinaï et qui entend parler le Dieu de Déborah dans les roulements du

tonnerre, l'ange sauveur de la cité, qui se dévoue au salut de tous, el, comme un guerrier qui va combattre, s'arme de ses plus belles parures pour aller à l'ennemi. La tirade qui termine le premier acte a été dite par mademoiselle Rachel avec une énergie et une vigueur admirables; dans sa scène avec Phédyme, elle s'est montrée acérée, étincelante d'ironie, sublime de dédain; le passage de la tentation a été rendu avec ce savant délire, ce désordre de génie, d'abandon et cette retenue qui n'appartiennent qu'aux artistes accomplis, et tout le rôle avec cette noblesse, cette sévérité de statue antique, ce geste sobre et rare, ces plis de draperie rappelant la Mnémosyne donl eile seule a le secret.

Beauvallet a été ce qu'il est toujours, acteur habile et consommé, mettant au service de son intelligence un des plus beaux organes que l'on ait peut-être jamais entendus au théâtre. Dans la scène où Judith force à s'agenouiller les rois révoltés, il a été fulgurant d'indignation et de majesté. Dans le reste du rôle, il a su se montrer tendre sans affeterie, passionné sans faiblesse, sans cesser d'être Holopherne, le bras droit du grand Nabuchodonosor, le colosse d'orgueil et d'épouvantement. Il a évité avec beaucoup d'adresse les écueils de ce personnage, aisément dangereux en des mains moins expérimentées.

ODEON. Lucrèce. -Si jamais tragédie est venue à point, c'est à coup sûr Lucrèce. Entre les Burgraves et Judith, quelle admirable position! les éloges donnés à M. Ponsard amènent naturellement d'amères critiques contre M. Victor Hugo, et les articles faits sur Lucrèce sont consacrés en grande partie à de violentes diatribes contre l'auteur de Ruy Blas, de Marion Delorme, des Orientales et de tant d'autres chefs-d'œuvre qui resteront dans la langue comme des monuments. On est toujours bien aise de saper un homme de génie avec un homme de talent; c'est une tactique qui, pour n'être pas neuve, n'en est pas moins habile, et qui temporairement produit toujours un certain effet.— Il s'est trouvé des critiques qui ont loué M. Ponsard de manquer de lyrisme, d'imagination, d'idées et de couleur, et l'ont félicité d'avoir surtout des qualités négatives. Nous croyons que le jeune poëte sera peu flatté de ces compliments étranges, dictés par une haine aveugle contre un auteur illustre qui possède ces défauts au plus haut degré.

Il est fâcheux vraiment pour M. Ponsard, honnête et consciencieuse nature, studieux et loyal jeune homme, qu'on fasse de lui un instrument, un bélier à battre en brèche une gloire que quinze ans d'assauts n'ont pu entamer. Les mêmes gens qui ont fait un si grand bruit de la camaraderie et du cénacle tombent aujourd'hui en des excès et des violences admiratives qui dépassent les furies roman tiques les plus échevelées. A les entendre, il ne s'agit pas moins que d'un Corneille ou d'un Racine nouveau. Nous ne sommes pas de ceux qui croient que l'esprit humain s'est arrêté après le siècle de Louis XIV. I viendra encore de grands poëtes: notre siècle, tout jeune qu'il est, en compte déjà trois ou quatre à qui il ne manque que d'être morts pour faire une excellente figure en marbre de Paros ou de Carare, sur un piédouche de bon goût, et qui serviront, dans quelque cinquante ans, à désespérer tous les talents qui pourront naître. Si M. Ponsard était un Corneille ou un Racine, cela serait fâcheux, car il n'aurait pas d'originalité propre, et la peau d'un autre, fût-ce la peau d'un grand homme, vous va toujours moins bien que la vôtre. A la représentation, nous avons été fort surpris. Nous nous attendions à une œuvre purement classique et notre attente a été trompée assez heureusement.

Le passé ne se recommence pas, et, dans les pastiches les plus résolus, la vie moderne entre toujours par quelque coin. L'unité de lieu n'est pas gardée dans Lucrèce, puisque l'action se promène de Collatie à Rome. Brute est un personnage de drame, s'il en fut; car la tragédie rigoureuse n'admet pas le mélange du sublime et du grotesque; Brute, avec ses apologues, sa folie feinte, ses plaisanteries hasardeuses, rappelle Menenius et surtout Hamlet et Lorenzaccio, qui cachent tous deux un grand dessein sous un masque grimaçant ou stupide. L'abus de la couleur locale, tant reproché aux poëtes de la nouvelle école, est poussé fort loin par M. Ponsard, et son style, souvent énergique et libre, n'a pas cette sainte horreur du mot propre, cet académique amour de la périphrase qui distingue les auteurs de l'école classique; il s'inspire de Corneille; seulement, au lieu d'en prendre les allures chevaleresques et castillanes, il s'en approprie assez heureusement le côté normand et raisonneur; beaucoup de morceaux sont versifiés avec

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