Page images
PDF
EPUB

Bientôt après paraît un grand diable de génie parfaitement råblé, avec des pectoraux magnifiques, des bras musculeux, mais sans les énormités des hercules de profession: il est habillé exactement comme ses enfants, qu'il jette d'abord un peu à vingt-cinq pieds en l'air, en manière d'entraînement et d'exercices préparatoires. — Puis il se couche sur le dos, croise les bras et les jambes dans l'attitude d'un Polyphème ou d'un Gulliver au repos.

Alors commence une série de tours de force d'autant plus incroyables qu'ils ne trahissent ni le moindre effort, ni la moindre fatigue, ui la moindre hésitation. Les deux adorables gamins, successivement ou ensemble, montent à l'assaut de leur père, qui les reçoit sur la paume des mains, sur la plante des pieds, les lance, les renvoie, les jette, les fait passer de droite à gauche, les tient en l'air, les quitte et les reprend avec autant d'aisance qu'un jongleur indien manœuvre ses boules de cuivre. Le volant ne rebondit pas avec plus de légèreté et d'élasticité sur la raquette, et jamais plus de grâce n'a été unie à plus de force. Ces tours faits sur les pieds, ils les exécutent ensuite la tête en bas, sans être ni émus, ni essoufflés, ni en sueur, chose rare; ils ne ressemblent en rien à ces malheureuses créatures rabougries, énervées et rompues, que les saltimbanques désossent et dont ils brisent les articulations à force de coups et de mauvais traitements; ils ont l'air d'enfants qui s'amusent, et rien n'altère chez eux la fraîcheur du premier âge. Il est impossible de voir quelque chose de plus drôle que la pantomime qu'ils viennent faire à chaque fois près de la rampe pour annoncer le tour qu'ils vont exécuter, el le petit salut qu'ils font, le pied à la seconde position, la main sur le cœur, le sourire aux lèvres, avec une naïve petite gaucherie anglaise, la plus agréable du monde.

Le succès du père et des fils a été complet: on les a redemandés, on leur a jeté des bouquets, et c'était réellement là un redemandage et des bouquets mérités.

En les regardant s'élancer si loin, retomber de si haut, nous pensions à tout ce que l'éducation des danseurs d'opéra offre d'incomplet et d'arriéré. Un jour, nous parlions à Perrot de la supériorité de sa danse, il nous fit cette réponse profonde : « J'ai été trois ans polichinelle et deux ans singe, » voulant dire par là qu'il avait rem

III.

19

pli les rôles de Mazurier. En effet, les exercices des équilibristes et des faiseurs de tours, comme gymnastique, comme dynamique, sont bien autrement entendus que ceux de la classe de danse; ils donnent une souplesse, une agilité, une force, une assurance extraordinaires. Que ne pourrait essayer un chorégraphe qui aurait de l'imagination, avec des gaillards comme Auriol, Lawrence et Redisha, Ducrow, Risley et ses fils? Une danseuse qui serait en même temps funambule produirait des effets merveilleux dans un ballet féerique. L'emploi du tremplin ferait obtenir des élévations prodigieuses, et l'équilibre donnerait des groupes et des renversements d'un effet tout à fait neuf. - Le fameux saut de Carlotta, dans la Péri, montre le parti qu'on peut tirer de ces moyens, et, avec une danseuse exercée de longue main, il serait facile d'inventer des choses d'une grâce encore plus effrayante et plus risquée; seulement, il faudrait que les maîtres de danse, les gens les plus ferrés sur les principes, les classiques les plus opiniâtres qu'il soit possible de trouver, voulussent bien n'être pas si rigoureux sur ce qu'ils appellent l'en dehors, une des plus abominables positions qu'ait pu inventer la pédanterie du temps passé. Avec des pieds ainsi tournés, les luxations et les fractures sont imminentes, parce que les cuisses ne portent pas d'aplomb sur les jambes, et que le torse ne s'emboîte pas dans les hanches. Quant à nous, nous ne concevons pas quelle grâce peuvent avoir des pieds parallèles à l'horizon. Jamais sculpteur, jamais peintre n'ont adopté cette position contraire à la nature, à l'élégance et au bon sens. Mais allez donc parler d'un changement quelconque dans une chose aussi sérieuse que la danse, et vous verrez quelle clameur vous soulèverez! Les classiques de la chorégraphie sont bien autrement entêtés et violents que les classiques de la littérature!

XVII

JUILLET 1844. - Opéra dernière représentation de mademoiselle

Taglioni.

Les feuilletonistes dans l'embarras. - A propos des soirées d'adieux. La Sylphide. Le pas de l'Ombre. Théâtre-Français : représentation au bénéfice des enfants Félix. - Mademoiselle Rachel dans Phèdre et dans le Dépit amoureux. Son jeu. Les spécialistes. — Reprise de la Camaraderie, de M. Scribe. - Le prétendu travers de la camaraderie. Ce qu'on ne se dit pas à soi-même. - Opéra-Comique : les Quatre Fils Aymon, paroles de MM. de Leuven et Brunswick, musique de M. Balfe. La bibliothèque bleue. · La vérité sur la monture des quatre fils Aymon. - Bayard, élève de l'enchanteur Maugis. ThéâtreFrançais: Diégarias, drame en vers de M. Victor Séjour. — Beauvallet, madame Mélingue. — Ambigu : le Miracle des Roses, drame de MM. Antony Béraud et Hippolyte Hostein. La légende de sainte Elisabeth de Hongrie. Mélingue, madame Guyon.

-

1er juillet.

OPERA. Dernière représentation de mademoiselle Taglioni. La représentation d'adieux de mademoiselle Taglioni a eu lieu samedi. Malgré l'ennui de nous servir d'une phrase stéréotypée, il nous faut dire d'abord que la salle était comble. Mademoiselle Taglioni, dans le cours de sa carrière chorégraphique, a dû rendre bien malheureux les pauvres feuilletonistes, forcés de faire des variations perpétuelles sur le même thème. Si quelqu'un a jamais bien compris le sentiment qui poussait ce paysan de l'Attique à demander l'ostracisme contre Aristide, qu'il s'ennuyait d'entendre appeler le juste, ce doit être, à coup sûr, un journaliste à son cinquantième article sur une danseuse ou une chanteuse célèbre; et qu'aurait dit l'envieux paysan si, au lieu d'entendre seulement désigner Aristide ainsi, il eût fallu qu'il lui donnât lui-même ce nom tous les lundis? Quant à nous, bien que critique de notre état, nous aimons mieux

admirer que blâmer. Admirer est une si douce chose! voir quelqu'un réaliser un de vos rêves, une de vos pensées avec un éclat, un art auxquels vous ne pouvez espérer d'atteindre! Admirer un grand

artiste, c'est s'incarner en lui, entrer dans le secret de son âme; c'est le comprendre, et comprendre, c'est presque créer. La belle pièce de vers que vous lisez avec un enthousiasme senti est réellement de vous jusqu'à ce que l'écho de la dernière rime se soit éteint. Vous avez peint ce beau tableau où vous plongez ardemment vos yeux et dont vous poursuivez le contour le plus fuyant, la nuance la plus insaisissable. Que de bonnes heures nous avons passées, l'œil perdu dans un livre ou dans une toile, nous assimilant le poëte ou le peintre par une espèce d'avatar intellectuel; et, si parfois, au réveil, le regret nous prenait d'une si douce illusion, du moins la dent de rat de l'envie ne nous a jamais mordu le cœur. L'admiration est douce, surtout lorsqu'il s'agit d'une femme, d'un art gracieux et charmant comme la danse, d'une poésie vivante comme mademoiselle Taglioni; aussi, bien que nous soyons embarrassé pour trouver de nouveaux éloges, constaterons-nous avec plaisir ce triomphe, qui, hélas ! ne recommencera plus.

Il y a dans ces soirées d'adieux, qui, du reste, ne sont pas toujours définitives, un charme pénétrant et mélancolique; c'est comme le parfum de la dernière rose dont on voudrait respirer tout l'arome; il semble qu'on va faire la conduite sur le chemin de la postérité à cette gloire qui s'en va, et lui donner en applaudissements le coup de l'étrier. Quand la toile tombe sur le dénoûment, on éprouve quelque chose de la tristesse qu'on ressent à voir partir une chaise de poste emportant un être aimé. Le premier tour de roue vous passe sur le cœur.

Quel immense ennui doit, en effet, succéder à tout ce bruit, à tout cet éclat, à tout cet enivrement! Sortir de cette atmosphère incandescente pour rentrer dans l'ombre froide du repos! ne plus voir briller à ses pieds ce cercle de flamme qui vous sépare du monde réel et fait de vous plus qu'une reine! ne plus entendre clapoter là-bas, au-delà du môle de l'orchestre, les ondes noires et bruissantes du parterre!... Certes, l'eau du lac de Côme est d'un azur étincelant, un chaud rayon dore le marbre blanc de la villa; Mignon s'y trouve

rait heureuse, car c'est là que les citrons mûrissent et que l'orange au fruit d'or luit dans le noir feuillage. Mais tout cela fera-t-il oublier à la Sylphide retirée, son royaume de gaze et de toile peinte? le soleil de l'Italie vaudra-t-il pour elle le lustre du théâtre?

Et comme chacun est attentif! comme toutes les lorgnettes sont braquées et pointées, non plus ces légères lorgnettes de campagne qu'on met dans la poche de son habit, mais ces grosses lorgnettes de siége, ces jumelles monstres, ces mortiers d'optique, qui donneneront de nous aux peuples de l'avenir l'idée d'une race de géants! Les vomitoires de l'orchestre sont encombrés de gaillards qui font mentir pendant quatre heures les lois de l'équilibre et de la physique en se tenant debout hors du centre de gravité, la tête dans la salle et les pieds dans les couloirs. Chaque judas de loge dont les propriétaires n'ont point eu la férocité de tirer le petit rideau, encadre un visage aux yeux brillants, aux regards fixes. Les balcons ressemblent au quai aux Fleurs, tant les bouquets y sont pressés. Une seule pensée anime la salle, tout le monde tâche de bien graver dans sa mémoire ces poses charmantes, ces mouvements pleins de grâce et de noblesse, tous les fugitifs aspects de cette fée qui, demain, ne sera plus qu'une femme.

[ocr errors]

Mademoiselle Taglioni a dansé la Sylphide. — C'est tout dire.— Ce ballet commença pour la chorégraphie une ère toute nouvelle, et ce fut par lui que le romantisme s'introduisit dans le domaine de Terpsichore. A dater de la Sylphide, les Filets de Vulcain, Flore et Zéphyre ne furent plus possibles; l'Opéra fut livré aux gnomes, aux ondins, aux salamandres, aux elfes, aux nixés, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d'or des Olympies furent reléguées dans la poussière des magasins, et l'on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie; seulement, on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes trans

[ocr errors][merged small]
« PreviousContinue »