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le drame de MM. Dennery et Grangé, malgré notre opinion personnelle peu favorable à la pièce, connaissant 'es instincts du public, nous n'en déclarâmes pas moins que les Bohémiens fourniraient une longue et fructueuse carrière. Le succès de ce drame justifie, du reste, ce que nous avons répété tant de fois à savoir que les habitués des théâtres secondaires veulent être pris surtout par les yeux. Nous croyons qu'il n'y a pas d'exemple de mélodrame à décorations, à costumes et à feux du Bengale, qui n'ait, au moins, rendu ce qu'il avait coûté. Le peuple est amoureux du beau, du brillant, du pompeux, précisément parce que son existence est mesquine, obscure, misérable!

JANVIER 1844. Joseph Chénier.

Théâtre-Français: Tibère, tragédie de MarieLa pièce, les caractères et le style. - Ce qui manque, en général, à notre poésie dramatique.- Ligier, Geffroy, Guyon.-Mademoiselle Araldi.- Odéon : le Laird de Dumbicky, comédie de M. Alexandre Dumas. Heur et malheur. Monrose, mademoiselle Virginie Bourbier. André Chénier, drame en vers de M. Dallière. Bouchet, mademoiselle Émilie Volet. Théâtre-Français : Bérénice.

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cenillier tragique. De la versification de Racine. Mademoiselle

Rachel.

- Palais-Royal: les Ames en peine, par MM.
auteurs joués malgré eux.

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Les

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d'éloges le Tibère de Marie-Joseph Chénier, que le Théâtre-Français vient de reprendre. Nous avouons ne pas partager complétement cette admiration. L'action de cette tragédie est peu de chose, l'intérêt nul, allusions à part. Restent donc les caractères, le style et la versification. Le Tibère est assez bien peint, quoiqu'il s'adresse de temps en temps, sous forme de maximes, de ces vérités que personne

ne se dit à soi-même, surtout un tyran velouté et doucereusement cruel comme l'était Tibère.

Cnéius, le fils de Pison, est une physionomie honnête, généreuse et pure, sous laquelle le poëte, accusé de n'avoir pas défendu son frère, semble avoir pris plaisir à se personnifier. Agrippine, avec ses larmes fastueuses, ses enfants et son urne, qu'elle ne quitte pas, a bien le caractère théâtral des douleurs antiques. Le Séjan est à peine indiqué, et Pison, par l'incertitude et la fausseté de sa position, ne peut produire aucun effet dramatique.

Le mérite de Tibère est donc tout entier dans la forme: en effet, le style est mâle, sobre, concis, infiniment supérieur à celui des tragédies de l'école de Voltaire, et, disons-le tout de suite, de Voltaire lui-même dans ses pièces romaines. Le vers se distingue de la littérature du temps par une grande netteté, un soin de la rime, une absence de chevilles et d'épithètes oiseuses, qu'on ne saurait trop louer; en un mot, et nous ne voudrions pas que l'on prît en mauvaise part l'éloge que nous allons lui donner, c'est de l'excellente prose avec laquelle on traduirait parfaitement Tacite : le vers de Chénier est un très-bon cheval, au pied sùr, à l'allure ferme, qui va où i¡ veut, qui court, qui galope, mais qui ne vole pas, et le cheval poétique doit avoir des ailes. Les classiques eux-mêmes en conviennent.

Ce défaut est un peu celui de quelques-uns des chefs-d'œuvre les plus admirés de l'école française. L'imagination n'a pas une part assez large dans notre poésie dramatique. Une raison trop sévère peut-être veille à côté de l'auteur, et, malgré le rhythme et la mesure, ce que disent, en général, les personnages tragiques est réellement de la prose. Le lyrisme, la couleur, les comparaisons, tout ce qui est du domaine de la poésie, est émondé avec une rigueur impitoyable. Nous concevrions cela pour le drame, qui, toujours pressé dans sa marche, n'a guère le temps de faire le beau parleur; mais la tragédie, dont l'action est ordinairement des plus simples, nous semble devoir se prêter, avec sa démarche lente et majestueuse, à un langage plus riche et plus coloré. Ces conversations abstraites, en style décharné, en versification mathématique, sont pour nous l'idéal de l'ennui.

Ligier a joué Tibère avec beaucoup de talent; il a été fin, perfide, féroce, quoique se trahissant trop parfois pour un caractère si profondément dissimulé. En modérant sa fougue, il produira plus d'effet. Un grand poëte l'a dit : « Qui se contient s'accroît. » — Geffroy, costumé avec le goût et le style d'un artiste, avait l'air d'un bas-relief antique vivant. Il a donné une charmante physionomie au jeune Cnéius. - Guyon a tiré assez bon parti du personnage de Pison; seulement, il détaille trop et veut mettre une intention dans chaque mot plus de largeur, plus de simplicité, et le rôle y gagnera. Mademoiselle Araldi, cette danseuse devenue tout d'un coup tragédienne, est un peu jeune pour jouer Agrippine; mais c'est un défaut que nous lui pardonnons volontiers. Elle a de la force, de la violence même, et, quand elle sera plus maîtresse de ses moyens, intelligente comme elle l'est, nul doute qu'elle ne devienne une remarquable actrice tragique. Elle doit à ses anciennes études chorégraphiques un maintien aisé, des gestes harmonieux; elle sait se tenir en scène, marcher, entrer et sortir; elle a le masque expressif et la tournure noble; il ne lui reste plus qu'à se défaire d'un petit reste d'accent milanais qui n'est pas désagréable en luimême, qui serait une grâce de plus dans la comédie, mais que la tragédie ne comporte pas.

ODEON. Le Laird de Dumbicky.-André Chénier.- La première représentation de la nouvelle pièce de M. Alexandre Dumas a été fort orageuse. Le Laird de Dumbicky méritait-il cet accueil? Il nous semble que non. Au théâtre, nous l'avons dit souvent, tout n'est qu'heur et malheur. Il est presque impossible, même aux gens les plus expérimentés en ces sortes d'affaires, de prévoir quel sera le sort d'un ouvrage. Les vogues prennent et se décident on ne sait pourquoi, en dehors de toutes les prévisions. Personne n'est sûr de rien en matière dramatique. Il flotte dans les salles de spectacle une atmosphère favorable ou défavorable qui fait qu'avant le lever de la toile, sans qu'on puisse dire pourquoi, le public est bien ou mal disposé à l'endroit d'une pièce dont il ne sait pas un mot. L'action du public sur un ouvrage est extraordinaire. C'est le public qui rend les pièces comiques ou terribles, à sa guise;` s'il veut qu'une phrase soit plaisante, elle devient plaisante à l'instant. Le lendemain, les

spectateurs sont changés, le mot tant applaudi la veille passe inaperçu et ne fait plus rire; d'autres phrases auxquelles on ne faisait pas attention prennent une grande valeur et sortent tout à coup de l'ombre. Un public malveillant, sans dire un mot, sans donner un coup de sifflet, peut rendre ridicule, aux yeux de l'auteur lui-même, la situation la plus dramatique, la tirade la plus sublime. — A vrai dire, il n'y a ni bonnes ni mauvaises pièces, il y a des climatures de salle qui donnent aux spectateurs des épidémies de joie ou de mauvaise humeur. Le public produit sur les pièces l'effet de l'éclairage sur les décorations: c'est un palais splendide ou ce n'est qu'un lambeau de toile à torchon.

Nous croyons que le titre du nouvel ouvrage de M. Dumas lui a beaucoup nui. On s'attendait, sur cette étiquette: le Laird de Dumbicky, qui sent son Walter Scott de plusieurs kilomètres à la ronde, à quelque drame dans le genre de Ravenswood, de la Dame du Lac, etc., et l'on a été tout surpris de trouver une comédie vive, alerte et joyeuse.

Le commencement est d'une vivacité charmante il y a une émeute de créanciers à la porte de Sa Grâce le duc de Buckingham. Emportés par le lyrisme bien naturel de fournisseurs qui n'ont pas été payés depuis longtemps, ils ont battu les valets, et, forçant la consigne, pénétré jusque dans les appartements. Plus arides que les sables d'Égypte, plus secs que les pendus d'été, ces braves gens voudraient être arrosés de quelques à-compte. On les met gentiment à la porte, en les priant de revenir dans une heure, lorsque M. le duc aura examiné leurs titres. Ils s'en vont. Mais quel est cet escogriffe au tartan bariolé, à la longue claymore, au bonnet surmonté d'une plume élégiaque qui se prélasse devant un grand feu, assis sur les épaules dans un grand fauteuil où il s'est installé depuis le commencement de la scène? C'est Mac Allan, laird de Dumbicky, qui faisait inutilement le pied de grue, depuis plusieurs jours, pour remettre au duc de Buckingham un placet tendant à faire lever le séquestre mis autrefois par Cromwell sur sa baronnie, et qui a profité de l'irruption des créanciers. On veut le jeter dehors; il se défend comme un beau diable contre la valetaille; et, pendant ce temps, arrive Nelly Gwyn, la maîtresse de Charles II, qu'il a connue quand

III.

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elle était en Écosse, à la suite d'une troupe de bohémiens. La reconnaissance a lieu, et la bonne Nelly promet de faire appuyer la requête auprès du roi.—Le laird de Dumbicky se retire enchanté, ou plutôt ne se retire pas. Le duc de Buckingham, pour retenir Nelly, a donné l'ordre de ne laisser sortir personne de l'hôtel, ce qui force Mac Allan à tomber comme mars en carême au milieu des situations les plus intéressantes.

Buckingham, qui s'amuse de tout cela, persuade à ses créanciers, reparus à l'horizon, que Mac Allan est un gaillard parfaitement cousu d'or, mais qui a la manie de se prétendre fort pauvre; en sorte que les fournisseurs le forcent d'accepter un carrosse magnifique, des chevaux superbes, des habits de brocart, d'or et d'argent. Hélas! il est passé le temps de ces fournisseurs héroïques!

Le laird de Dumbicky, à l'acte suivant, traqué par les fournisseurs, qui ont découvert la vérité, se réfugie à l'hôtel du Chardon, tenu par un brave compatriote qui veut bien lui avancer une pinte d'ale, quoiqu'il n'ait plus que les habits qui le couvrent.- Comme il hume mélancoliquement la liqueur mousseuse dans la pinte d'étain, arrive un gaillard de belle prestance, qui s'écrie: « Eh quoi! un homme comme monsieur boit de la bière! Mais du vin d'Espagne ne serait pas trop pour lui. Garçon, une bouteille de xerès. » Ce personnage, à l'allure triomphante, n'est autre que M. de Chiffening, qui remplissait, auprès de Charles II, à peu près les mêmes fonctions que Lebel auprès de Louis XV, celles de valet... de cœur. Après un court entretien, il propose à Mac Allan d'épouser une jeune fille charmante qui a une dot de vingt-cinq mille livres sterling. Mais il faut qu'il se décide dans dix minutes. Le laird de Dumbicky, bien qu'Écossais famélique et un peu ridicule, n'est dénué ni de bon sens ni d'honneur. Il pense qu'il doit y avoir quelque chose là-dessous, et qu'on ne donne pas à un pauvre diable comme lui une jolie fille avec beaucoup d'argent sans quelque raison plus ou moins malhonnête. Il va refuser; mais Nelly, son bon ange, lui conseille d'accepter. Cette jeune fille est une certaine Sarah que convoite Charles II, et que celui-ci voudrait marier à un époux commode, pour sauver les apparences. Sarah, du reste, est d'une innocence entière : c'est Nelly qui veille sur sa vertu, Nelly à la fois son amie et sa rivale dans le

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