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que nous nous réjouissions autour d'une table colossale sur laquelle on servait des boeufs entiers couchés sur des plats d'or, si un mendiant se présentait devant la porte du burg, on l'allait chercher, les clairons sonnaient, et le vieillard s'asseyait à la plus belle place... Enfants, rangez-vous ! Écuyers, allez chercher cet homme, et vous, clairons, sonnez comme pour un roi!» On exécute les ordres de Job, et bientôt on voit se dessiner dans la rougeur du soir, encadré par une arcade du promenoir, au sommet de l'escalier, un pèlerin avec un manteau déchiré, des sandales poudreuses, et une barbe qui lui tombe jusqu'au ventre. Les clairons sonnent une seconde fanfare et la toile baisse sur ce tableau, l'un des plus grands, des plus épiques qui soient au théâtre, et qui, dans l'effet grandiose de l'idée et de la forme, n'a d'équivalent que la scène de l'affront dans Lucrèce Borgia.

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Au commencement de la seconde partie, le mendiant débite un de ces beaux monologues politiques où M. Victor Hugo résume, dans une soixantaine de vers, la situation d'un pays, le caractère d'une époque. Il excelle à construire ces espèces de plans à vol d'oiseau, d'où l'on découvre, sous une forme distincte et réelle, tous les événements d'un siècle. Du haut de sa pensée, la tête vous tourne, comme du sommet d'une flèche de cathédrale. C'est un enchevêtrement de piliers, d'arcs-boutants, de contre-forts, une complication qui étonne et décourage. On sent que, pour sortir de là, il ne faut pas être moins qu'un Charlemagne, un Charles-Quint, un Barberousse. Aussi, le mendiant si royalement accueilli par Job est-il l'empereur Frédéric Barberousse lui-même. · Toute cette politique transcendante, en vers d'une beauté cornélienne, est joyeusement interrompue par l'entrée de Régina, l'œil humide d'un gai rayon, la bouche épanouie, la joue en fleur; le philtre de Guauhumara a produit son effet la pâle enfant, si blanche et si transparente, qu'elle eût pu servir de statue d'albâtre à coucher sur son propre tombeau, est revenue soudain à la vie, à la santé, au bonheur, comme évoquée par les drogues souveraines de la sorcière.

Otbert est si radieux de bonheur, qu'il a presque oublié la condition fatale posée par Guanhumara. Elle a tenu sa promesse, il faut qu'il tienne la sienne; car la sorcière peut, avec un second philtre,

faire replonger dans l'ombre de la tombe la souriante figure qu'elle vient de lui arracher.

Job ne se sent pas d'aise; il n'a pas été sans voir, par-dessus son grand fauteuil d'ancêtre, Otbert et Régina nouer leurs regards et se renvoyer leurs âmes dans un sourire. Il comprend que ces deux enfants s'aiment et qu'il faut les marier. Une secrète sympathie l'entraîne, d'ailleurs, vers Otbert; ce front chaste et fier, cet œil assuré, lui plaisent et le ravissent; c'est ainsi qu'il était lui-même à vingt ans, c'est ainsi que serait son Georges, enlevé tout jeune et sacrifié par des juifs dans un sabbat. Otbert ne connaît ni son père ni sa mère; mais n'importe! Lui, Job, n'est-il pas bâtard d'un comte et légitime fils de ses exploits? L'obstacle à tout ceci, c'est Hatto, à qui Régina est fiancée. Il faut d'abord gagner du terrain : Otbert et Régina fuiront par une poterne secrète, dont Job leur donne les clefs. - Le vieillard se charge du reste les amants vont partir la joie aux yeux, le paradis au cœur; mais le démon est là, dans l'ombre, qui ricane et qui grince. Guanhumara, accrochée comme une chauvesouris par les ongles de ses ailes dans quelque coin obscur, a tout entendu. Elle va prévenir Hatto qu'Otbert enlève sa fiancée. Hatto accourt rugissant et furieux. Otbert lui crache son mépris à la face, le provoque, l'insulte; mais Hatto repousse du pied son gant en l'appelant faussaire, misérable, esclave et fils d'esclave: « Tu n'es pas l'archer Otbert; tu te nommes Yorghi Spadaceli; je te ferai chasser à coups de fouet par mes valets de chiens je ne veux pas me battre avec toi. Si quelqu'un de ces seigneurs prend ton parti, j'accepte le combat contre lui à toute arme, à l'instant, ici même, deux poignards sur la poitrine nue. » Le mendiant, qui a écouté cette scène avec une indignation contenue, s'écrie: « Je serai le champion d'Otbert. Voilà qui est bouffon! Nous tombons de l'esclave au mendiant. Qui donc êtes-vous pour vous avancer ainsi? Je suis l'empereur Frédéric Barberousse, et voici la croix de Charlemagne. >> Cette révélation subite terrifie d'étonnement toute l'assemblée. « Barberousse, dit Magnus, je saurai bien te reconnaître; voyons ton bras: en effet, tu portes la trace du fer triangulaire dont mon père t'a marqué. Messeigneurs, je déclare que c'est bien l'empereur Frédéric Barberousse! » L'empereur, son identité constatée, se livre aux

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reproches les plus violents; il prend chaque burgrave à partie, dit son fait à chacun avec cette éloquence soudaine et terrible, ces grondements et ces tonnerres qui rappellent les colères des héros de l'Edda. En entendant ces rugissements léonins que pousse le vieil empereur, indigné de tant de lâchetés, de trahisons et de rapines, les plus hardis frissonnent et se courbent; Magnus seul reste debout, sa haine gronde plus haut encore que la colère de Barberousse. Les burgraves, enhardis par l'exemple de Magnus, commencent à entourer Frédéric d'un cercle plus resserré et plus menaçant. La hache énorme du géant va faire voler en éclats l'épée de l'empereur lorsque Job le maudit, qui n'a encore pris aucun parti dans cette querelle, s'approche de Magnus, lui met la main sur l'épaule et dit en s'agenouillant: «Frédéric a raison, lui seul peut sauver l'Allemagne; soumettons-nous. » Barberousse, redevenu maître de la scène, dispose de tout à son gré, donne des ordres, envoie les uns à la frontière, condamne les autres à rendre ce qu'ils ont pris, fait mettre en liberté les captifs et charge des chaînes qu'on ôte à ceux-ci les plus coupables des burgraves. « Maintenant, Fosco, va m'attendre où tu te rends chaque soir, » dit Barberousse à voix basse au vieux burgrave, qui reste atterré; car nul au monde ne le connaît à présent sous ce nom. Tous ceux qui l'ont su se reposent depuis longtemps sous la tombe.

A la troisième partie, nous sommes dans le caveau perdu, un endroit effrayant et lugubre, aux échos inquiétants, aux profondeurs pleines de ténèbres un soupirail grillé de barreaux, dont trois sont tordus et défoncés, laisse filtrer un blafard rayon de lune qui dessine sur la muraille opposée une empreinte blanche comme un suaire. Job est assis, accoudé à un quartier de pierre, près d'une petite lampe tremblotante que l'humidité fait grésiller et qui ne sert qu'à rendre les ténèbres visibles. I déplore sa chute; il est enfin vaincu, lui, le demi-dieu du Rhin, le grand révolté, le vieil aigle de la montagne. Il repasse dans sa mémoire toutes les actions de sa vie, Donato, Ginevra, Georges, son enfant perdu, ce remords et ce désespoir de toute heure. A ses sombres lamentations l'écho répond opiniâtrément: « Caïn! » L'écho, c'est Guanhumara, qui s'avance, tranquille et terrible, sûre de sa vengeance. Elle se dresse devant le

burgrave, qui frissonne pour la première fois de sa longue vie, et se fait reconnaître par un récit bref et saccadé où elle lui retrace en peu de mots toutes les circonstances du crime qui s'est commis dans le caveau perdu. << Maintenant, écoute ceci : Ton fils Georges est vivant; c'est moi qui l'ai volé et qui l'ai élevé pour ma vengeance. Le fils tuera le père; un parricide pour un fratricide, ce n'est pas trop. Georges, c'est Otbert. Il a fait un pacte avec moi. J'ai rappelé Régina à la vie, à la condition qu'il frapperait une victime désignée par moi. La vie que j'ai donnée à Régina, je puis la lui reprendre. Cela me répond de la résolution d'Otbert. — Otbert sait-il qu'il va tuer son père? - Non; meurs voilé, c'est la seule gràce que je l'accorde. » Des pas chancelants se font entendre dans la profondeur du souterrain: c'est Otbert qui arrive, éperdu, vacillant, pour tenir sa fatale promesse. Ici a lieu une scène admirable où l'âme est tordue, torturée, où les pleurs jaillissent des yeux les plus secs. Personne n'a jamais su faire parler l'amour paternel comme l'auteur des Feuilles d'automne, de Notre-Dame de Paris et des Rayons et les Ombres. Job ne veut pas mourir sans avoir embrassé son enfant; il rejette son voile, s'élance dans les bras d'Otbert, agité lui-même de pressentiments terribles, et, tout en assurant qu'il n'est pas son père, il lui prodigue les caresses les plus paternelles. « Tue-moi; tu ne peux laisser mourir ta Régina; d'ailleurs, tu me crois vénérable, je ne suis qu'un coupable, un satan; sois l'archange vengeur, frappe sans crainte; j'ai poignardé mon frère ! » Otbert, malgré les supplications éperdues de Job, hésite encore à faire son métier de bourreau.

Guanhumara, le voyant chanceler dans ses résolutions, s'avance et lui dit : « Régina ne peut plus attendre qu'un quart d'heure. » Olbert, hors de lui, s'élance le couteau à la main; mais il est retenu par Barberousse, qui surgit tout à coup du sein de l'ombre, et qui, dit : « Ginevra, cette vengeance est inutile; Donato n'est pas mort: Donato, c'est moi. Fosco, lorsque tu tenais mon corps penché sur l'abîme, tu as murmuré une phrase que nul au monde n'a pu entendre: « A toi la tombe, à moi l'enfer! »-Fosco tombe à genoux râlant: « Grâce! pardon! » Barberousse le relève et le presse sur son cœur. - Guanhumara ou plutôt Ginevra, désarmée, ressuscite tout à fait la fiancée d'Otbert, et, comme désormais sa vie n'a plus de but, elle

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avale le contenu d'une petite fiole et tombe foudroyée par la violence du poison. En effet, à quoi sert, quand on est vieille, hideuse à voir, de retrouver un amant adoré à vingt ans ? Pourquoi remplacer par une réalité affreuse un fantôme charmant, un souvenir plein de grâce et de fraîcheur?

Cette analyse, que nous avons faite avec toute la religion due à l'œuvre d'un grand poëte, quoique longue, est bien incomplète encore; nous aurions voulu, ambition au-dessus de nos forces, reproduire quelques traits de ces figures sauvages et gigantesques qui rappellent par leurs formes violentes, leurs mouvements terribles, leurs allures de lions en colère, les illustrations dessinées par le célèbre peintre allemand Cornelius pour l'histoire des Niebelungen. Pourrons-nous seulement comme il convient louer cette versification ferme, carrée, robuste, familière et grandiose, qui annonçait le poëte souverain, comme dirait Dante. A chaque instant, un vers magnifique, d'un grand coup de son aile d'aigle, vous enlève dans les plus hauts cieux de la poésie lyrique. C'est une variété de ton, une souplesse de rhythme, une facilité de passer du tendre au terrible, du plus frais sourire à la plus profonde terreur, que nul écrivain n'a possédée au même degré.

Le public s'est montré digne, cette fois, de la grande œuvre qu'on représentait devant lui. Il a écouté avec le respect qui convient au peuple de l'Athènes moderne l'œuvre de son premier poëte, applaudissant les beaux endroits, n'inquiétant pas l'action pour un détail hasardeux ou d'une bizarrerie relative. Aussi, il faut dire que jamais assemblée pareille ne s'était réunie pour écouter une œuvre humaine. Tout ce que Paris, le cerveau du monde, renferme de savant, d'intelligent, de passionné, de célèbre et d'illustre à un titre quelconque se trouvait à l'appel : la littérature, les arts, le théâtre, la politique, la banque, l'élégance, la beauté, toutes les aristocraties. Chaque loge renfermait au moins une renommée. Il n'y a, dans ce temps, que M. Victor Hugo qui préoccupe à ce point la curiosité et l'attention publiques. Qu'on lui soit favorable ou hostile, tout le monde s'occupe de ses œuvres. Un drame de lui est toujours un événement, un sujet de discussions; lui seul peut substituer les querelles littéraires aux querelles politiques.

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