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donc là tout seul?... Un avocat qui se parle à lui-même, ça me fait l'effet d'un pâtissier qui mangerait sa marchandise! »

AMBIGU. Les Bohémiens de Paris.-Sans aller plus loin, cherchons tout d'abord querelle à MM. Dennery et Grangé pour le titre qu'ils ont donné à leur pièce. Quoi! vous appelez ces grinches, ces escarpes, tous ces affreux scélérats des bohémiens? vous appliquez ce nom charmant à ces hideux crapauds qui sautellent dans les fanges de Paris? Avez-vous jamais vu les véritables bohémiens?—Nous en avons vu, par douzaines, et nous pouvons vous assurer qu'ils ne ressemblent guère aux vôtres. Si vous aviez erré dans l'Albaycin de Grenade, et suivi le chemin blanc de poussière qui mène au monte Sagrado, vous auriez rencontré de grands drôles à la mine fière et nerveuse, fauves comme des cigares de la Havane, portant majestueusement quelque noble haillon sur leur épaule bronzée. Decamps les eût suivis, le crayon à la main, avec une respectueuse admiration. Dans leur oeil de diamant noir respire l'antique et mystérieuse mélancolie de l'Orient, et l'on comprend que leurs prunelles échangent la nuit des rayons avec les étoiles; l'orgueil d'une race pure et sans mélange respire dans leurs narines ouvertes; ces hommes-là habitent, avec leur sauvage famille, des tanières creusées dans le roc, abritées par les larges spatules des raquettes, défendues par les verts poignards des aloès. Ils ont toutes sortes d'industries suspectes et diaboliques : ils jettent des sorts, fabriquent des philtres et des amulettes, vendent des recettes pour la guérison des troupeaux, et, au besoin, donneraient peut-être quelque coup de navaja à un voyageur attardé; mais il y a loin d'eux à ces ignobles bandits dont vous appelez vousmême le vêtement ordinaire un cache-coquin, au grand scandale des chérubins du poulailler. Les enfants de la bohème ont leur hiérarchie, leur religion, leurs rites ; leur origine se perd dans la nuit des temps; un intérêt poétique se rattache à leurs migrations.

Il est aussi une autre espèce de bohémiens non moins charmants, non moins poétiques; c'est cette jeunesse folle qui vit de son intelligence un peu au hasard et au jour le jour : peintres, musiciens, acteurs, poëtes, journalistes, qui aime mieux le plaisir que l'argent, et qui préfère à tout, même à la gloire, la paresse et la liberté, race aimable et facile, pleine de bons instincts, prompte à l'admiration,

qu'un rien enlève et détourne, et qui oublie le pain du lendemain pour la causerie du soir. — De cette bohème, nous en sommes un peu tous, plus ou moins, ou nous en avons été : heureux temps où l'on s'imaginait avoir des dettes, pour quelques centaines de francs toujours payées deux fois, où l'on se grisait de sa jeunesse en buvant un verre d'eau, où l'on se croyait un don Juan, parce que la voisine de la mansarde vous avait souri à travers ses résédas et ses pois de senteur. Que de beaux rêves nous avons faits à travers la fumée du tabac! quelles belles strophes nous avons récitées, et quels beaux tableaux nous avons vus! quels échanges et quelles combinaisons d'habits noirs, les jours de soirée! L'un de nous, forcé d'aller chez un ministre, ne put trouver dans toute la bohème qu'un habit à la française en velours grenat qu'un peintre de ses amis avait fait faire pour quelque fantaisie Pompadour qui lui avait passé par la tête un jour d'argent. Avec les gitanos d'Espagne, les gypsies d'Écosse, les zigueners d'Allemagne, voilà les seuls bohémiens que nous reconnaissions, et, sans vouloir nous plonger tête baissée dans toutes vos horreurs, qui cependant peuvent avoir leur curiosité, nous soulevons notre verre, comme le comédien Lélio dans la Dernière Aldini, de madame Sand, et nous chantons d'une voie ferme et pure: « Vive la bohème!»

L'Ambigu a fait pour cette pièce, évidemment inspirée par les Mystères de Paris, d'immenses frais de mise en scène; plusieurs décorations sont réellement magnifiques. Celle du deuxième acte, qui représente une perspective de la Seine, prise au bas du pont Marie par un clair de lune, produit surtout le plus délicieux effet; elle est due au pinceau de MM. Séchan, Diéterle et Despléchin. Une splendide toile de MM. Philastre et Cambon mérite aussi d'être admirée : c'est un panorama de Paris vu des hauteurs de Montmartre; il termine dignement cette série de huit tableaux qui, bien plus que le drame dont ils sont l'accessoire ou le prétexte, vont attirer trois mois durant la foule à l'Ambigu.

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réouverture.

Débuts de Salvi et de

Levassor.

Ronconi. - La sainte ampoule des artistes. — Cirque-Olympique : Don Quijote et Sancho Pança, par MM. Ferdinand Laloue et Anicet Bourgeois. Une victime de l'art théâtral. Les types de Rossinante, de don Quijote et de Sancho. Parallèle entre l'âne turc et l'àne espagnol. Portée philosophique du roman de Cervantès. - Palais-Royal: Brelan de troupiers, par MM. Dumanoir et Étienne Arago. Variétés Jacquot, par MM. Gabriel et Paul Vermond. Ilaine aux perroquets. Neuville et ses imitations. - Lepeintre jeune. — Italiens : Belisario, opéra de M. Donizetti. — La pièce, la musique et l'exécution. Début de Fornasari. — Vaudeville: Madame Roland, par madame Virginie Ancelot. Ne touchez pas à la hache.

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9 octobre.

ITALIENS. Réouverture.- Débuts.- Voici les rossignols revenus dans leur cage étincelante; voici le Théâtre-Italien rouvert, mais, cette fois, enrichi de trois nouveaux chanteurs, nouveaux pour nous, du moins, car chacun d'eux s'est fait une réputation sur les scènes étrangères. Salvi, Ronconi, Fornasari viennent chercher en France la consécration de leur gloire et cette couronne de laurier à feuilles d'or que Paris, l'Athènes moderne, pose sur la tête des grands artistes. Un poëte, un chanteur, un comédien que Paris a daigné favoriser de son approbation suprême peut aller partout le front levé, il est sûr des applaudissements de l'univers.

Ce n'est cependant pas que Paris se connaisse mieux en musique, en poésie, en peinture, que l'Allemagne, l'Angleterre ou l'Italie; mais Paris est, en toutes choses, un excellent juge, impartial, perspicace, plein de sang-froid, plus sensible aux défauts qu'aux beautés, ayant peur d'admirer à vide, et sachant que ses arrêts sont sans appel. Et puis, il faut le dire, quoique ce soit presque une injure, dans ce

temps de prétention au génie, Paris possède au plus haut degré cette qualité éminemment française, l'esprit, c'est-à-dire le coup d'œil vif, l'aperçu fin, le sentiment du ridicule, la haine du faux goût, l'horreur de l'exagération, la netteté, la justesse et surtout la clarté ! Aussi, tout artiste qui n'a point passé devant cet aréopage qui fait trembler les plus hardis, se sent inquiet et doute de lui-même, quelque conscience qu'il ait d'ailleurs de son talent; il ne sait pas, avant cette épreuve, s'il n'est, à tout prendre, qu'un comédien de province plus prétentieux qu'un autre.

Salvi et Ronconi ont reçu ensemble ce solennel baptême mardi dernier, dans la Lucia di Lammermoor, charmante élégie musicale dont l'effet est toujours irrésistible.

Commençons par Salvi. A tout ténor tout honneur. Salvi est grand, bien fait et d'une beauté italienne un peu grasse peut-être et trop bourrée de pâtes de Naples; au moins, il n'offense pas les yeux et ne force pas ses admirateurs à détourner la tête. Sa voix, qui parcourt deux octaves et monte de l'ut d'en bas à l'ut au dessus des lignes, est égale, moelleuse, agile et souple dans les transitions : elle rappelle le timbre et la méthode de Rubini. Son succès a été complet et s'est décidé tout de suite, chose rare aux Italiens, surtout un jour d'ouverture.

Ronconi, qui a obtenu tant de succès cet hiver dans les salons de Paris, est précisément le contraire de Salvi, quoique sa réussite n'ait pas été moindre; c'est un baryton, mais plus près du ténor que de la basse; s'il n'est pas beau, il rachète ce défaut par l'expression, d'une énergie quelquefois triviale, mais capable de produire un grand effet; son chant est large, accentué, articulé, et a du rapport avec la manière de Duprez. Il détache les consonnes, et rend aux mots les os et les nerfs dont les chanteurs les privent trop souvent; il excello dans les cantabile. La Lucia n'est pas, à ce qu'on dit, sa pièce à effet. Dans Maria di Rohan, il déploie toutes les ressources de sa manière ferme, sérieuše, pleine d'intelligence et de volonté.

Ronconi est un talent mâle, Salvi un talent féminin, et Fornasari, qui doit débuter bientôt, peut lutter sans désavantage contre les souvenirs imposants de Lablache.

A la bonne heure! Voilà une saison qui s'annonce bien!

17 octobre.

CIRQUE-OLYMPIQUE. Don Quijote et Sancho Pança. — S'il est un sujet qui semble revenir de droit au Cirque-Olympique, c'est assurément celui de Don Quijote de la Manche, et cependant la pièce qu'on vient d'y représenter sous ce titre n'a eu qu'un médiocre succès. L'histoire du chevalier de la Triste-Figure et de son fidèle écuyer ne renferme, en effet, rien de dramatique : ce voyage, entremêlé de mésaventures et de conversations moitié sérieuses, moitié bouffonnes, à travers les campagnes arides de la Manche et dans les gorges rocailleuses de la sierra Morena, sans autre lien que la succession des étapes et la présence des deux principaux personnages, ne peut être que difficilement renfermé dans le cadre de la scène, et ne prête même pas à de brillantes décorations; car toutes les féeries se passent seulement dans la cervelle du héros, et ne sont pas perceptibles pour le spectateur, qui ne peut voir, en réalité, que les cours d'hôtellerie et les grandes routes, théâtre de l'action matérielle. Aussi le Cirque, ordinairement si riche en ce genre, n'a-t-il que des perspectives banales et sans caractère.

Les arrangeurs, ayant suivi pas à pas l'action du roman de Cervantès, connu de tout le monde, même des feuilletonistes, nous n'entrerons pas ici dans les détails d'une analyse inutile, et nous raconterons une anecdote relative à l'un des principaux personnages de la pièce. C'est de Rossinante que nous voulons parler.

Pour représenter Rossinante, il fallait un cheval décharné, fourbu, poussif, les jambes pleines de javarts, les côtes en cercles de tonneau, la crinière mangée aux rats, la queue consternée, le col tout d'une pièce, comme ces hérons de bois qu'on donne aux enfants; — c'était un des éléments comiques de la pièce.— Un pareil idéal, au premier abord, ne serait pas difficile à trouver dans ce Paris, qui est, si l'on en croit le dicton, l'enfer des chevaux et le paradis des femmes; mais, pour arriver à produire un effet plus certain, on avait soumis l'acteur quadrupède à un régime d'entraînement excessif; on le faisait suer dans des couvertures, on lui faisait prendre des boissons échauffantes, on le privait de sommeil, on réduisait sa nourriture au plus strict nécessaire, si bien qu'au lieu d'être cheval, il aurait pu devenir jockey

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