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pendante jusqu'à sa ceinture, selon un usage des anciens preux et des Romains d'autrefois.

Chacun, en suivant le corps de ce grand prince, qui avait voulu être le maître de toute la chrétienté, qui avait tenté de si merveilleuses entreprises, qui avait depuis dix ans tenu en alarmes rois, empereurs et peuples, faisait de pieuses réflexions sur le néant des choses humaines et les voies terribles de la Providence. En déplorant cette mort cruelle, dont ses plus grands ennemis ne pouvaient s'empêcher d'être émus et consternés, on songeait cependant aux Liégeois qu'il avait fait massacrer impitoyablement, aux habitants de Nesle, aux garnisons de Briey et de Granson, et l'on disait que jamais homme n'avait mieux mérité de mourir par l'épée. D'autres voyaient l'arrêt de sa perte dans la façon déloyale dont il avait livré le connétable. On parlait aussi du supplice récent de ce malheureux Siffrein de Baschi et de ses compagnons. Les paroles que le Duc avait dites un an auparavant aux états de Lorraine, en leur promettant de faire à jamais sa demeure à Nanci; le serment qu'il avait juré d'y rentrer pour la fête des Rois, revenaient en mémoire, et semblaient comme des oracles du destin dont la mort seule découvre le sens.

Comment et par quelle main avait péri le duc Charles, c'est ce qui ne fut jamais complètement avéré. Bien des gens demeurèrent persuadés que les hommes apostés par le comte de CampoBasso l'avaient tué ou du moins achevé. Toutefois on raconta généralement que le premier coup lui avait été porté à la tête par un boulanger de Nanci, nommé Humbert; qu'ensuite, ayant voulu traverser le ruisseau de l'étang de Saint-Jean, la glace avait enfoncé sous les pas de son cheval. Alors, disait-on, il avait crié à un cavalier qui le poursuivait: „Sauvez le duc de Bourgogne!" Mais cet homme d'armes, qui se nommait Claude Bazemont, châtelain de la Tour de Mont, à SaintDié, était sourd; malheureusement il crut entendre: „Vive Bourgogne!" et porta au Duc les derniers coups. On

prétend qu'il mourut de chagrin, quand il sut que c'était lui qui avait donne la mort à un si grand prince.

Toutefois le délai qui s'était écoulé avant qu'on retrouvât son corps avait donné aux bruits répandus et accrédités par les fugitifs le temps de s'emparer des esprits du vulgaire. Lorsqu'on apprit la vérité, on n'y voulut pas croire; il fut impossible de persuader aux peuples que le duc de Bourgogne était mort. Mille histoires fabuleuses se débitaient: on l'avait vu à tel endroit; c'était en tel pays qu'il était caché; on le tenait enfermé dans une prison; il s'était caché en un couvent; enfin, dix ans après, il y avait encore des gens qui faisaient la gageure qu'on allait voir reparaître ce grand duc Charles, et des marchands livraient leur marchandise gratuitement, sous condition qu'on la leur payerait du double lors de son prochain retour.

Une telle croyance contribuait encore à accroitre sa renommée et à en faire comme une sorte de personnage merveilleux, sujet continuel des entretiens populaires. Quant aux gens sages de son temps, ils portaient sur lui un jugement plus réfléchi. C'était pour eux une grande occasion de moraliser et d'expliquer les justices que Dieu sait faire, même dans cette vie. Ils disaient que nul prince n'était né avec de plus grandes et de plus belles qualités: ami de la justice et du bon ordre; loyal et amoureux de l'honneur; chaste, sobre, tempérant, actif, vigilant, dur à la fatigue et à la souffrance; vaillant par merveille; rude, mais cependant bon et pitoyable, surtout pour les pauvres et petites gens. Mais, disait-on, la splendeur de cette maison de Bourgogne, qui avait semblé arbitre entre la France et l'Angleterre, ces deux plus puissants royaumes de la chrétienté, et qui avait servi d'asile hospitalier à Édouard de Lancastre et au dauphin Louis; ce faste qu'avait tant aimé le duc Philippe; tous ces grands seigneurs dont il avait formé sa cour et le service de sa maison; plus que tout cela, le pouvoir absolu gagné sur les vassaux et conquis sur les villes, avaient de bonne

heure ébloui sa jeunesse et lui avaient inspiré un prodigieux orgueil.

Une fois devenu le maître, il n'avait plus voulu rencontrer obstacle ni contradiction; il avait tout rapporté à lui; ce qui lui arrivait d'heureux semblait toujours lui appartenir en propre, et il n'en attribuait rien ni à la protection divine ni au savoir-faire de ses serviteurs. De la sorte, ne refusant jamais rien à son idée ni à sa passion, de juste qu'il était, on l'avait vu devenir tyrannique, plein de prévention et de cruauté; de loyal, il était devenu aussi perfide que la plupart des autres princes, et son impétueuse ardeur ne s'arrêtait plus aux empêchements que l'honneur pouvait mettre à sa volonté.

Son désir de gloire et de puissance s'était tourné à rêver l'empire du monde entier. Alors il avait accablé ses peuples d'impôts, sa noblesse de fatigues, et s'était précipité dans de folles guerres. Corrompu par l'orgueil, il n'avait pas même été ce qu'il semblait surtout appelé à devenir, un grand chef de guerre. Sauf les expéditions contre les malheureux Liégeois, où il avait eu affaire à des séditieux insensés, il n'avait jamais réussi à rien. Sans parler même de cette guerre contre les Suisses, qui l'avait perdu, on l'avait vu échouer devant Amiens, Beauvais et Neuss.

C'est qu'il ne suffisait point de rendre de belles ordonnances sur les gens de guerre, de les faire exécuter, de maintenir une bonne discipline, de connaître les moindres détails, de donner l'exemple de l'activité, de la patience et du courage; il fallait, pour le gouvernement d'une armée comme pour le gouvernement d'un état, de la prudence et de la docilité aux bons avis. D'ailleurs, s'il était ferme dans le commandement, il ne savait pas gagner le cœur des soldats ni leur donner cette sorte de joyeuse impétuosité qu'inspire un chef lorsque, même à travers sa rudesse, il leur montre affection et confiance. Le duc Charles n'aimait personne; sa colère était violente, mais froide, hautaine et outrageante. Il eut autour de lui, jusqu'au dernier moment, des serviteurs fidèles et même dévoués, parce

qu'il s'en trouve toujours qui, malgré tout, s'attachent à leur prince et à leur maître, tant ils le regardent comme audessus d'eux, mais tous ses peuples et tous ses soldats avaient fini par l'avoir dans une haine extrême.

Quant aux ennemis qu'il s'était faits, il les avait mis au point qu'il leur fallait le détruire pour se sauver; le plus redoutable de tous était le roi de France. Les dix années du règne du duc Charles n'avaient été, pour ainsi dire, qu'une lutte de force ou de ruse contre cet habile et puissant adversaire. Sans doute il ne devait pas se fier au roi, qui avait toujours eu de mauvais desseins contre lui. Il était toutefois évident que le duc de Bourgogne aurait pu avoir la paix ou du moins de longues et durables trèves royaume; par malheur, dès les premiers temps, ce fut à qui détruirait l'autre, et le combat n'était pas égal.

avec le

Le roi de France, vaillant de sa personne, avait moins de courage dans ses résolutions que le duc Charles. Il avait aussi de bien plus grands embarras et plus de périls intérieurs dans le gouvernement de ses états; mais c'était à la fois le plus actif et le plus patient des hommes. Lorsque le duc de Bourgogne avait conçu un projet, il s'y obstinait follement, et, quand enfin il y voyait trop d'obstacles, il se précipitait dans un autre. Le roi, au contraire, sans varier dans son dessein, ne mettait jamais nulle fierté à y réussir par un moyen plutôt que par un autre. vivacité de son génie le portait à s'ennuyer assez vite de ce qui tardait trop, et alors il changeait non de but, mais de chemin. Il réduisit ainsi tous ses ennemis les uns après les autres, sachant attendre l'occasion, et surtout réparer ses fautes, parce qu'il les connaissait et savait mieux que personne en quoi et pourquoi il s'était trompé.

La

Quant à la ruse et au manque de foi, l'un ne pouvait guère en faire de reproches à l'autre; mais chacun y faisait voir tout son naturel, et l'emportement du Duc donnait quelque chose de brutal et de scandaleux à ses trahisons, comme à Péronne ou pour le

connétable et la duchesse de Savoie. De même ils étaient tous les deux sanguinaires, ainsi que la plupart des princes de leur temps, et faisaient peu de compte de la vie des hommes; mais le Duc était cruel par colère, et le roi par vengeance; l'un fit périr plus de gens par les massacres, et l'autre par les supplices.

La connaissance des hommes était peut-être le plus grand avantage du roi sur le Duc. L'un ne voyait en eux que les instruments de sa volonté et ne savait que s'en faire obéir; tous lui étaient bons lorsqu'ils semblaient dociles et exacts à le servir; l'autre, par goût autant que par habileté, entrait en commerce avec eux, s'insinuait dans leur confiance, aimait à leur donner l'idée de son esprit et de sa pénétration, savait les faire parler, au risque de trop parler lui-même. Il n'avait pour personne une affection véritable, et nul n'était si méfiant; mais ceux qui étaient vaillants lui plaisaient, ceux qui étaient doctes et sages dans le conseil lui semblaient d'un prix infini; il faisait grand cas de ceux qui parlaient bien; il se divertissait à deviser avec ceux qui étaient spirituels; un valet qui montrait du discernement et de la finesse lui gagnait le cœur, et, encore qu'il ne crût guère à la droiture et à la ferme probité, il la trouvait honorable quand il la rencontrait.

les pratiques secrètes, il trouvait toujours son profit.

Ses propres serviteurs, qu'il voyait sans cesse d'un œil méfiant, qu'il négligeait lorsqu'ils lui étaient moins utiles, dont il était sujet à se lasser et à s'ennuyer, avaient fini par lui être plus fidèles et à prêter beaucoup moins l'oreille à tout ce qu'on pouvait tramer contre lui. Ils avaient appris à le craindre davantage, à avoir peur de sa subtilité, qui savait tout découvrir ou deviner, et de sa vengeance, qui était cruelle et impitoyable lorsqu'il n'y avait pas de danger; lui, de son côté, avait été enseigné par ses propres fautes à mieux ménager les hommes auxquels il avait affaire. Pendant ce temps-là, le duc de Bourgogne perdait l'un après l'autre ses conseillers et ses serviteurs, presque sans les regretter, tant il les écoutait peu.

Quant à la puissance de chacun, elle n'était pas non plus comparable. Toutes vastes et nombreuses qu'étaient les seigneuries du duc de Bourgogne, elles avaient bien moins d'habitants que le royaume. Le roi pouvait facilement avoir des armées beaucoup plus nombreuses; il pouvait aussi lever de bien plus forts impôts. Les libertés de la Flandre avaient été, il est vrai, presque entièrement détruites; toutefois les peuples n'y étaient pas encore bien accoutumés à être taxés sans leur consenteBien différent de ce génie variable ment, tandis que l'inertie et la muette et qui savait se ployer à tout, le duc patience des Français à supporter une Charles avait une âme où rien ne trou-si complète tyrannie étaient un sujet de vait accès; elle semblait, comme ses surprise pour ceux qui vivaient hors du membres les jours de bataille, enfermée royaume. dans une armure de fer. Aussi y avaitil une grande différence dans la manière dont chacun était servi. Le roi avait partout des gens choisis pour lui être utiles spécialement en telle ou telle chose, en telle ou telle circonstance; il les gagnait par son argent, il est vrai, mais aussi par ses bonnes façons et ses flatteries. Au contraire des autres princes, il aimait mieux flatter les autres que d'être flatté, jugeant que la duperie est du côté de celui qui reçoit les louanges. C'est ainsi que, dans les traités, dans les pourparlers, dans toutes

Quant à la guerre, le roi avait eu grande crainte de la faire, et le Duc s'y regardait toujours comme assuré de la victoire; cependant elle eût été au moins douteuse. Le Duc était d'une grande vaillance, mais le roi n'en avait pas moins, et de plus conservait son sang-froid au plus fort du péril. L'un comme l'autre avaient de vaillants capitaines; toutefois en Bourgogne on n'en nommait aucun dont la renommée fût pareille à la renommée du comte de Dammartin, du maréchal Rouault, du sire de Beuil, du capitaine Sallazar,

et de beaucoup d'autres qui avaient vu les anciennes guerres et chassé les Anglais du royaume.

C'est ainsi qu'après la chute du duc Charles on raisonnait sur ce qui avait précipité si rapidement et sans retour cette glorieuse maison de Bourgogne, dont les quatre ducs, l'un après l'autre, avaient décidé de toute chose dans la chrétienté et occupé sans relâche les bouches de la renommée. Toute la faute en était attribuée, non à la fortune, mais à la juste punition des fautes du dernier Duc. Quelque habile qu'on trouvât la conduite du roi, qui avait si bien su en profiter, on ajoutait que, même sans lui, la démence de son adversaire devait amener sa ruine. La preuve en était manifeste, puisqu'il avait bien pu amener toutes choses au point de périr par la main des Suisses et des Allemands, ses anciens et fidèles alliés. |

Le duc Charles de Bourgogne, lors

qu'il fut tué devant Nanci, avait régné

neuf années et demie, et il était âgé de

quarante-quatre ans. Il était de taille moyenne, d'une complexion robuste, d'une santé vigoureuse; ses cheveux étaient noirs, et il tenait aussi d'Isabelle de Portugal, sa mère, un teint brun, l'œil noir et le regard vif. Il avait été marié trois fois: à Catherine de France, morte encore enfant; à Isabelle de Bourbon, dont il avait eu Mademoiselle Marie de Bourgogne, son unique fille et sa seule héritière; enfin à Marguerite d'York, qu'il laissait veuve et sans enfants.

Son corps resta enseveli dans l'église Saint-Georges de Nanci jusqu'en 1550, où l'empereur Charles-Quint, son petitfils, le redemanda à la duchesse douairière de Lorraine, pour lui ériger un tombeau à Bruges.

JULES MICHELET.

Jules Michelet est né en 1798, à Paris. Il fut successivement professeur au collège de Sainte-Barbe, suppléant de Guizot, maître de conférence à l'école normale, professeur au Collège de France, chef de la section historique aux archives du royaume. Michelet a été un des antagonistes les plus acharnés des jésuites. Ses opinions démocratiques et l'ardente propagande qu'il fit dans sa chaire du Collège de France décidèrent le gouvernement à fermer ses cours en 1851. Après le 2 Décembre, il perdit sa place aux archives pour avoir refusé le serment. Demogeot porte le jugement suivant sur les œuvres historiques de Michelet:,,De tous les historiens qui ont cherché à réunir le double mérite d'un aperçu philosophique et d'une fidèle peinture, le plus hardi, le plus brillant, le plus capricieux est Michelet. La vue d'ensemble à laquelle il aspire n'est pas seulement, comme chez ses devanciers, le rapport de causalité qui enchaîne les faits, c'est une véritable philosophie de l'histoire. A travers les phénomènes, il cherche à saisir la loi qui les domine, et, dans ses généralisations puissantes, il voudrait du haut d'une idée, dérouler toute l'histoire comme la conséquence dérive d'un principe. Il porte la même force d'imagination dans les détails du récit. L'histoire telle qu'il la conçoit n'est plus, comme il le dit lui-même, une pure narration mais une résurrection. Il est vrai que ses morts aussi renaissent parfois transfigurés. Avec une fantaisie aussi créatrice, sa science inépuisable est un danger de plus; le passé est si riche pour lui qu'il y voit facilement tout ce qu'il y désire. Michelet,

LES TEMPLIERS.

A Paris, l'enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste et mal peuplé, qui en a conservé le nom. C'était un tiers du Paris d'alors. A

trop historien pour n'être que poète, est aussi trop poète pour n'être qu'historien. C'est au moins un écri vain des plus originaux, des plus attachants. Le charme de ses ouvrages consiste à mêler l'auteur à tous les faits qu'il raconte; vous avez toujours là, près de vous, un homme, un ami qui vous communique sans mesure son imagination, son attendrissement, son esprit. Michelet a transporté dans l'histoire l'humeur que nos voisins n'avaient introduit que dans la fiction. Toujours jeune sous ses précoces cheveux blancs, tonjours spirituel sous son immense érudition, il est de ses hommes qui ne vieillissent pas. Le seul effet du temps sur lui, comme autrefois sur Voltaire, c'est de lui donner plus de malice, plus d'âpreté, peut-être plus d'aigreur. Le prophète du passé s'est laissé entraîner dans la lutte de nos passions contemporaines." Euvres historiques: Tableau chronologique de l'histoire moderne (1795), Tableaux synchroniques de l'histoire moderne (1826), Principes de la philosophie de l'histoire, traduits de la Scienza nuova de Vico, Précis de l'histoire moderne (1828), Histoire de France (1833-1857), Histoire de la Révolution française (1847-1856) etc. Depuis que Michelet vit dans la retraite, il s'est adonné à l'étude de la nature. Il a publié le fruit de ses recherches dans l'Oiseau l'Insecte, la Femme, l'Amour, la Mer, ouvrages des plus originaux, poétiques plus que scientifiques, et qui ont à juste titre un grand nombre de lecteurs. Il mourut en 1874.

l'ombre du temple et sous sa puissante protection vivait une foule de serviteurs, de familiers, d'affiliés, et aussi de gens condamnés; les maisons de l'ordre avaient droit d'asile. Philippe

le Bel lui-même en avait profité en 1306, lorsqu'il était poursuivi par le peuple soulevé. Il restait encore, à l'époque de la Révolution, un monument de cette ingratitude royale, la grosse tour à quatre tourelles, bâtie en 1222. Elle servit de prison à Louis XVI.

Le Temple de Paris était le centre de l'ordre, son trèsor; les chapitres généraux s'y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces de l'ordre: Portugal, Castille et Léon, Aragon, Majorque, Allemagne, Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le nord, l'ordre teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d'autres ordres militaires se formèrent de ses débris. L'immense majorité des Templiers étaient Français, particulièrement les grands maîtres.

Le Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Citeaux. Le réformateur de Citeaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c'était l'exil et la guerre sainte jusqu'à la mort. Les Templiers devaient toujours accepter le combat, fût-ce d'un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un pouce de terre. Ils n'avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans des ordres moins austères.

,,Allez heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard; chassez d'un cœur intrépide les ennemis de la croix du Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors l'amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole: Vivants ou morts, nous sommes au Seigneur... Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs!"

Voici la rude esquisse qu'il nous donne de la figure du Templier: „Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière; noir de fer, noir de hâle et de soleil... Ils aiment les chevaux ardents et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés... Ce qui charme

dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre Sainte, c'est que vous n'y voyez que des scélérats et des impies. Christ d'un ennemi se fait un champion; du persécuteur Saül il fait un saint Paul ..." Puis dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitents de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au Saint-Sépulcre.

Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le Templier abjurait l'un et l'autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du moyen âge fut longtemps la guerre sainte, la croisade; l'idéal de la croisade semblait réalisé dans l'ordre du Temple. C'était la croisade devenue fixe et permanente.

Associés aux Hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n'étaitce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la route poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix rouge sur le manteau blanc de l'ordre du Temple! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l'avant-garde et l'arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveaux venus et peu habitués aux guerres d'Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant. Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins les chevaliers qu'ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervents à leur arrivée, bien sûrs qu'un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les Templiers formaient l'avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d'Artois s'obstina à la poursuite,

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