Page images
PDF
EPUB

plus étranges, il avait appris à mépriser ceux qui le méprisaient, et il les plaignait comme incapables de le comprendre. Il étala dès lors dans ses feuilles l'affreuse doctrine dont il était rempli. La vie souterraine à laquelle il était condamné pour échapper à la justice, avait exalté son tempérament, et les témoignages de l'horreur publique l'enflammaient encore davantage. Nos mœurs polies n'étaient à ses yeux que des vices qui s'opposaient à l'égalité républicaine; et, dans sa haine ardente pour les obstacles, il ne voyait qu'un moyen de salut: l'extermination. Ses études et ses expériences sur l'homme physique avaient dû l'habituer à vaincre l'aspect de la douleur; et sa pensée ardente, ne se trouvant arrêtée par aucun instinct de sensibilité, allait directement à son but par des voies de sang. Cette idée même d'opérer par la destruction s'était peu à peu systématisée dans sa tête. Il voulait un dictateur, non pour lui procurer le plaisir de la toute-puissance, mais pour lui imposer la charge terrible d'épurer la société. Ce dictateur devait avoir un boulet aux pieds, pour être toujours sous la main du peuple; il ne fallait lui laisser qu'une seule faculté, celle d'indiquer les victimes et d'ordonner pour unique châtiment la mort. Marat ne connaissait que cette peine, parce qu'il ne punissait pas, mais supprimait l'obstacle.

Voyant partout des aristocrates conspirant contre la liberté, il recueillait çà et là tous les faits qui satisfaisaient sa passion; il dénonçait, avec fureur et avec une légèreté qui venait de sa fureur même, tous les noms qu'on lui désignait, et qui, souvent, n'existaient pas. Il les dénonçait sans haine personnelle, sans crainte et même sans danger pour lui-même, parce qu'il était hors de tous les rapports humains, et que ceux de l'outragé à l'outrageant n'existaient plus entre lui et ses semblables. Décrété récemment avec Royou, l'Ami du roi, il s'était caché chez un avocat obscur et misérable qui lui avait donné asile. Barbaroux fut appelé auprès de lui. Barbaroux s'était livré à l'étude Herrig, La France litt.

des sciences physiques, et avait autrefois connu Marat. Il ne put se dispenser de se rendre à sa demande, et crut, en l'écoutant, que sa tête était dérangée. Les Français, à entendre cet homme effrayant, n'étaient que de mesquins révolutionnaires. „Donnezmoi," disait-il, „deux cents Napolitains, armés de poignards et portant à leur bras gauche un manchon en guise de bouclier; avec eux, je parcourrai la France, et je ferai la révolution." Il voulait, pour signaler les aristocrates, que l'assemblée leur ordonnât de porter un ruban blanc au bras, et qu'elle permît de les tuer, quand ils seraient trois réunis. Sous le nom d'aristocrates, il comprenait les royalistes, les Feuillants, les Girondins; et quand, par hasard, on lui parlait de la difficulté de les reconnaître, il n'y avait pas," disait-il, à s'y tromper; il fallait tomber sur ceux qui avaient des voitures, des valets, des habits de soie, et qui sortaient des spectacles: c'étaient sûrement des aristocrates."

Barbaroux sortit épouvanté. Marat, obsédé de son atroce système, s'inquiétait peu des moyens d'insurrection; il était d'ailleurs incapable de les préparer. Dans ses rêves meurtriers, il se complaisait dans l'idée de se retirer à Marseille. L'enthousiasme républicain de cette ville lui faisait espérer d'y être mieux compris et mieux accueilli. Il songea donc à s'y réfugier, et voulait que Barbaroux l'y envoyât sous sa recommandation; mais celui-ci ne voulait pas faire un pareil présent à sa ville natale, et il laissa là cet insensé, dont il ne prévoyait pas alors l'apothéose.

Le systématique et sanguinaire Marat n'était donc pas le chef actif qui aurait pu réunir ces masses éparses et fermentant confusément. Robespierre en aurait été plus capable, parce qu'il s'était fait aux Jocobins une clientèle d'auditeurs, ordinairement plus active qu'une clientèle de lecteurs; mais il n'avait pas non plus toutes les qualités nécessaires. Robespierre, médiocre avocat d'Arras, fut député par cette ville aux États-Généraux. Là, il s'était lié avec Pétion et Buzot, et soute

34

nait avec âpreté les opinions que ceux-les mystères des âmes. Mais, avec une ci défendaient avec une conviction raison étroite et commune, avec une profonde et calme. Il parut d'abord extrême susceptibilité, il était très disridicule par la pesanteur de son débit posé à s'irriter, et difficile à éclairer; et la pauvreté de son éloquence; mais et il n'est pas impossible qu'une haine son opiniâtreté lui attira quelque atten- d'orgueil ne se changeât chez lui en tion, surtout à l'époque de la révision. une haine de principes, et qu'il crût méLorsqu'après la scène du Champ-de- chants tous ceux qui l'avaient offensé. Mars, on répandit le bruit que le procès allait être fait aux signataires de la pétition des Jacobins, sa terreur et sa jeunesse inspirèrent de l'intérêt à Buzot et à Roland, et on lui offrit un asile. Mais il se rassura bientôt; et, l'assemblée s'étant séparée, il se retrancha chez les Jacobins, où il continua ses harangues dogmatiques et ampoulées. Élu accusateur public, il refusa ces nouvelles fonctions, et il ne songea qu'à se donner la double réputation de patriote incorruptible et d'orateur éloquent.

Ses premiers amis, Pétion, Buzot, Brissot, Roland, le recevaient chez eux, et voyaient avec peine son orgueil souffrant, qui se révélait dans ses regards et dans tous ses mouvements. On s'intéressait à lui, et on regrettait que, songeant si fort à la chose publique, il songeât aussi tant à lui-même. Cependant il était trop peu important pour qu'on lui en voulût de son orgueil, et on lui pardonnait en faveur de sa médiocrité et de son zèle. On remarquait surtout que, silencieux dans toutes les réunions et donnant rarement son avis, il était le premier le lendemain à produire à la tribune les idées qu'il avait recueillies chez les autres. On lui en fit l'observation, sans lui adresser de reproches; et bientôt il détesta cette réunion d'hommes supérieurs, comme il avait détesté celle des Constituants. Alors il se retira tout à fait aux Jacobins, où, comme on l'a vu, il différa d'avis avec Brissot et Louvet sur la question de la guerre, et les appela, peut-être même les crut mauvais citoyens, parce qu'ils pensaient autrement que lui, et soutenaient leur avis avec éloquence. Était-il de bonne foi lorsqu'il soupçonnait sur-le-champ ceux qui l'avaient blessé, ou bien les calomniait-il sciemment? Ce sont là

Quoiqu'il en soit, dans le cercle inférieur où il s'était placé, il excita l'enthousiasme par son dogmatisme et par la réputation d'incorruptibilité. Il fondait ainsi sa popularité sur les passions aveugles et les esprits médiocres. L'austérité, le dogmatisme froid captivent les caractères ardents, souvent même les intelligences supérieures. Il y avait en effet des hommes disposés à prêter à Robespierre une véritable énergie et des talents supérieurs aux siens. Camille Desmoulins l'appelait son Aristide, et le trouvait éloquent.

D'autres le jugeant sans talents, mais subjugués par son pédantisme, allaient répétant que c'était l'homme qu'il fallait mettre à la tête de la révolution, et que, sans ce dictateur, elle ne pourrait marcher. Pour lui, permettant à ses partisans tous ces propos, il ne se montrait jamais dans les conciliabules des conjurés. Il se plaignit même d'étre compromis, parce que l'un d'eux, habitant dans la même maison que lui, y avait réuni quelquefois le comité insurrectionnel. Il se tenait donc en arrière, laissant agir ses prôneurs, Panis, Sergent, Osselin et autres membres des sections et des conseils municipaux.

Marat, qui cherchait un dictateur, voulut s'assurer si Robespierre pouvait l'être. La personne négligée et cynique de Marat contrastait avec celle de Robespierre, qui était plein de réserve et de soins pour lui-même. Retiré dans un cabinet élégant, où son image était reproduite de toutes les manières, en peinture, en gravure, en sculpture, il se livrait à un travail opiniâtre, et relisait sans cesse Rousseau, pour y composer ses discours. Marat le vit, ne trouva en lui que de petites haines personnelles, point de grand système, point de cette audace sanguinaire qu'il puisait dans sa monstrueuse conviction,

point de génie enfin; il sortit plein de mépris pour ce petit homme, le déclara incapable de sauver l'état, et se persuada d'autant plus qu'il possédait seul le grand système social.

Les partisans de Robespierre entourèrent Barbaroux, et voulurent le conduire chez lui, disant qu'il fallait un homme, et que Robespierre seul pouvait l'être. Ce langage déplut à Barbaroux, dont la fierté se pliait peu à l'idée de la dictature, et dont l'imagination ardente était déjà séduite par la vertu de Roland et les talents de ses amis. Il alla cependant chez Robespierre. Il fut question, dans l'entretien, de Pétion, dont la popularité offusquait Robespierre, et qui, disait-on, était incapable de servir la révolution. Barbaroux répondit avec humeur aux reproches qu'on adressait à Pétion, et défendit vivement un caractère qu'il admirait. Robespierre parla de la révolution, et répéta, suivant son usage, qu'il en avait accéléré la marche. Il finit, comme tout le monde, par dire qu'il fallait un homme. Barbaroux répondit qu'il ne voulait ni dictateur ni roi. Fréron répliqua que Brissot voulait l'être. On se rejeta ainsi le reproche, et on ne s'entendit point. Quand on se quitta, Panis, voulant corriger le mauvais effet de cette entrevue, dit à Barbaroux qu'il avait mal saisi la chose, qu'il ne s'agissait que d'une autorité momentanée, et que Robespierre était le seul homme auquel on pût la donner. Ce sont ces propos vagues, ces petites rivalités, qui persuadèrent faussement aux Girondins que Robespierre voulait usurper. Une ardente jalousie fut prise en lui pour de l'ambition; mais c'était une de ces erreurs que le regard troublé des partis commet toujours. Robespierre, capable tout au plus de haïr le mérite, n'avait ni la force ni le génie de l'ambition, et ses partisans avaient pour lui des prétentions qu'il n'aurait pas osé concevoir lui-même.

Danton était plus capable qu'aucun autre d'être ce chef que toutes les imaginations désiraient pour mettre de l'ensemble dans les mouvements révolu

tionnaires. Il s'était jadis essayé au barreau, et n'y avait pas réussi. Pauvre et dévoré de passions, il s'était jeté dans les troubles politiques avec ardeur et probablement avec des espérances. Il était ignorant, mais doué d'une intelligence supérieure et d'une imagination vaste. Ses formes athlétiques, ses traits écrasés et un peu africains, sa voix tonnante, ses images bizarres, mais grandes, captivaient l'auditoire des Cordeliers et des sections. Son image exprimait tour à tour les passions brutales, la jovialité, et même la bienveillance. Danton ne haïssait et n'enviait personne, mais son audace était extraordinaire; et, dans certains moments d'entraînement, il était capable d'exécuter tout ce que l'atroce intelligence de Marat était capable de concevoir.

Une révolution dont l'effet imprévu, mais inévitable, avait été de soulever les basses classes de la société contre les classes élevées, devait réveiller l'envie, faire naître des systèmes et déchainer des passions brutales. Robespierre fut l'envieux; Marat, le systématique; et Danton fut l'homme passionné, violent, mobile et, tour à tour, cruel ou généreux. Si les deux premiers, obsédés, l'un par une envie dévorante, l'autre par de sinistres systèmes, durent avoir peu de ces besoins qui rendent les hommes accessibles à la corruption, Danton, au contraire, plein de passions, avide de jouir, ne dut être rien moins qu'incorruptible. Sous prétexte de lui rembourser une ancienne charge d'avocat au conseil, la cour lui donna des sommes assez considérables; mais elle réussit à le payer, et non à le gagner. Il n'en continua pas moins à haranguer et à exciter contre elle la multitude des clubs. Quand on lui reprochait de ne pas exécuter son marché, il répondait que, pour se conserver le moyen de servir la cour, il devait en apparence la traiter en ennemie.

Danton était donc le plus redoutable chef de ces bandes qu'on gagnait et conduisait par la parole. Mais, audacieux, entraînant au moment décisif, il n'était pas propre à ces soins assidus

qu'exige l'envie de dominer; et, quoique très influent sur les conjurés, il ne les gouvernait pas encore. Il était capable seulement, dans un moment d'hésitation, de les ranimer et de les porter au but par une impulsion décisive.

NAPOLÉON EN ÉGYPTE.

Bonaparte arriva à Toulon le 20 floréal an VI (9 mai 1798). Sa présence réjouit l'armée, qui commençait à murmurer et à craindre qu'il ne fût pas à la tête de l'expédition. C'était l'ancienne armée d'Italie. Elle était riche, couverte de gloire, et on pouvait dire d'elle que sa fortune était faite. Aussi avait-elle beaucoup moins de zèle à faire la guerre, et il fallait toute la passion que lui inspirait son général pour la décider à s'embarquer et à courir vers une destination inconnue. Cependant elle fut saisie d'enthousiasme en le voyant à Toulon. Il y avait huit mois qu'elle ne l'avait vu. Sur-le-champ Bonaparte, sans lui expliquer sa destination, lui adressa la proclamation sui

vante:

[ocr errors]

,,Soldats!

Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges; il vous reste à faire la guerre maritime. ,,Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles. ,,Soldats, l'Europe a les yeux sur vous! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes, et votre propre gloire.

,,Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis; souvenezvous que le jour d'une bataille vous avez besoin les uns des autres.

,,Soldats, matelots, vous avez été

jusqu'ici négligés; aujourd'hui la plus grande sollicitude de la république est pour vous: vous serez dignes de l'armée dont vous faites partie.

„Le génie de la liberté qui a rendu, dès sa naissance, la république l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines."

On ne pouvait pas annoncer plus dignement une grande entreprise, en la laissant toujours dans le mystère qui devait l'envelopper.

L'escadre de l'amiral Brueys se composait de treize vaisseaux de ligne, dont un de 120 canons (c'était l'Orient, que devaient monter l'amiral et le général en chef), deux de 80, et dix de 74. Il y avait de plus deux vaisseaux vénitiens de 65 canons, six frégates vénitiennes et huit françaises, soixante-douze corvettes, cutters, avisos, chaloupes canonnières, petits navires de toute espèce. Les transports réunis tant à Toulon qu'à Gênes, Ajaccio, Civita-Vecchia, s'élevaient à quatre cents. C'étaient donc cinq cents voiles qui allaient flotter à la fois sur la Méditerranée. Jamais pareil armement n'avait couvert les mers. La flotte portait environ quarante mille hommes de toutes armes et dix mille marins. Elle avait de l'eau pour un mois, des vivres pour deux.

On mit à la voile le 30 floréal (19 mai), au bruit du canon, aux acclamations de l'armée. Des vents violents causèrent quelque dommage à une frégate à la sortie du port. Les mêmes vents avaient causé de telles avaries à Nelson, qui croisait avec trois vaisseaux, qu'il fut obligé d'aller au radoub dans les îles Saint-Pierre. Il fut ainsi éloigné de l'escadre française et ne la vit pas sortir. La flotte vogua d'abord vers Gênes, pour rallier le convoi réuni dans ce port, sous les ordres du général Baraguay-d'Hilliers. Elle cingla ensuite vers la Corse, rallia le convoi d'Ajaccio, qui était sous les ordres de Vaubois, et s'avança dans la mer de Sicile, pour se réunir au convoi de Civita-Vecchia, qui était sous les ordres de Desaix. projet de Bonaparte était de se diriger sur Malte, et d'y tenter en passant une entreprise audacieuse, dont il avait de

Le

longue main préparé le succès par des trames secrètes. Il voulait s'emparer de cette ile, qui, commandant la navigation de la Méditerranée, devenait importante pour l'Égypte, et qui ne pouvait manquer d'échoir bientôt aux Anglais, si on ne les prévenait.

L'ordre des chevaliers de Malte était comme toutes les institutions du moyenâge: il avait perdu son objet et dès lors sa dignité et sa force. Maintenant le rôle et le devoir des chevaliers étaient de protéger les nations chrétiennes contre les Barbaresques, et de détruire l'infâme piraterie qui infeste la Méditerranée. Les biens de l'ordre suffisaient à l'entretien d'une marine considérable; mais les chevaliers ne s'occupaient aucunement à en former une: ils n'avaient que deux ou trois vieilles frégates, ne sortant jamais du port, et quelques galères qui allaient donner et recevoir des fêtes dans les ports d'Italie. Les baillifs, les commandeurs, placées dans toute la chrétienté, dévoraient dans le luxe et l'oisiveté les revenus de l'ordre. Il n'y avait pas un chevalier qui eût fait la guerre aux Barbaresques. L'ordre n'inspirait d'ailleurs plus aucun intérêt. En France, on lui avait enlevé ses biens, et Bonaparte les avait fait saisir en Italie, sans qu'il s'élevât aucune réclamation en sa faveur. Bonaparte avait songé déjà à pratiquer des intelligences dans Malte. Il avait gagné quelques chevaliers, et il se proposait de les intimider par un coup d'audace et de les obliger à se rendre. L'ordre qui depuis quelque temps pressentait ses dangers en voyant les escadres françaises dominer dans la Méditerranée, s'était mis sous la protection de Paul I.

Bonaparte faisait de grands efforts pour rejoindre la division de CivitaVecchia; il ne put la joindre qu'à Malte même. Les cinq cents voiles françaises se déployèrent à la vue de l'ile, le 21 prairial (9 juin), vingt-deux jours après la sortie de Toulon. Cette vue répandit le trouble dans la ville de Malte. Bonaparte, pour avoir un prétexte de s'arrêter, et pour faire naître un sujet de contestation, demanda au

grand-maître la facilité de faire de l'eau. Le grand - maître, Ferdinand de Hompesch, fit répondre par un refus absolu. Bonaparte dit que c'était là une preuve de la plus insigne malveillance, et surle-champ fit ordonner un débarquement. Le lendemain, 22 prairial (10 juin), les troupes françaises débarquèrent dans l'île, et investirent complètement Lavalette, qui compte trente mille âmes à peu près de population, et qui est l'une des plus fortes places de l'Europe. Bonaparte fit débarquer de l'artillerie pour canonner les forts. Les chevaliers répondirent à son feu, mais très mal. Ils voulurent faire une sortie, et il y eut un grand nombre de pris. Le désordre se mit alors à l'intérieur. Quelques chevaliers de la langue française déclarèrent qu'ils ne pouvaient pas se battre contre leurs compatriotes. On en jeta quelques-uns dans les cachots. Le trouble était dans les têtes; les habitants voulaient qu'on se rendit. Le grand-maître, qui avait peu d'énergie, et qui se souvenait de la générosité du vainqueur de Rivoli à Mantoue, songea à sauver ses intérêts du naufrage, fit sortir de prison l'un des chevaliers français qu'il y avait jetés, et l'envoya à Bonaparte pour négocier. Le traité fut bientôt arrêté. Les chevaliers abandonnèrent à la France la souveraineté de Malte et des îles en dépendant; en retour, la France promit son intervention au congrès de Rastadt, pour faire obtenir au grand-maître une principauté en Allemagne, et à défaut, elle lui assura une pension viagère de 300000 francs, et une indemnité de 600000 francs comptant. Elle accorda à chaque chevalier de la langue française 700 francs de pension, et 1000 pour les sexagénaires; elle promit sa médiation, pour que ceux des autres langues fussent mis en jouissance des biens de l'ordre dans leurs pays respectifs. Telles furent les conditions au moyen desquelles la France entra en possession du premier port de la Méditerranée, et de l'un des plus forts du monde. Il fallait l'ascendant de Bonaparte pour l'obtenir sans combattre; il fallait son audace pour oser y perdre quelques

« PreviousContinue »