Page images
PDF
EPUB

loppées régulièrement. Mais, la nature de l'homme ne comprend-elle pas tout ce qu'il est, tout ce qu'il peut-être? Ce que vous appelez altération du développement n'est, au fond, qu'une autre sorte de développement. La raison de préférence entre l'évaluation pure et l'évaluation cordans la tendance de celle-ci à entrainer rompue n'est que des maux ultérieurs. Otez-en le danger; tout motif de préférence cesse.

Mr. Beneke admet pourtant le lien obligatoire, et nous en sommes fâchés pour ses vues conciliatrices, dont le succès devient par là toujours plus douteux. Il l'admet sans paroître même se douter que l'introduction de cet élément dans sa théorie ait besoin d'une démonstration. Il le proclame avec cette assurance, avec ce fond de conviction qui a toujours été le caractère du dogmatisme en philosophie.

« L'idée de la juste évaluation des choses, et de la volonté qui y est conforme, produit l'idée de la vertu; et, en l'opposant aux évaluations et aux volontés contraires, nous en tirons la notion du devoir. Il n'y a rien au-dessus de cette vérité absolue d'évaluation, et, par conséquent, rien de supérieur au devoir. Si l'on admet, dans la morale vulgaire, que certaines actions aient un mérite surérogatoire, et qu'on puisse faire plus qu'on ne doit, c'est en partant d'une mesure empruntée à ce qui se passe le plus souvent dans la vie commune, mais qui, analysée d'après nos principes, se trouveroit être réellement audessus de ce qu'exige le devoir absolu fondé sur l'évaluation normale objective et subjective. »

Du devoir à la conscience il n'y a qu'un pas. Dès que

vous imposez à l'homme l'obligation de conformer ses jugemens et ses désirs à une règle arbitraire, il faut bien que cette règle se manifeste à lui de quelque manière, ou que vous lui fournissiez des indices pour la reconnoître au besoin. Mr. Beneke trouve ces indices dans les inspirations de la conscience dont il fait une cinquième section, tout-à-fait distincte des quatre sections signalées par Bentham dans le chapitre VII des Traités.

« Le principal défaut de ce chapitre, défaut dont cependant l'auteur se fait un mérite, consiste en ce que, la conscience n'y est point comprise parmi les sanctions.» «Loin d'être quelque chose de dérivé, la conscience est aussi originelle qu'aucune des sanctions dont l'auteur parle ; elle est même, en partie, le fondement, la source première de celles qu'il nomme sanction morale et sanction religieuse. »

«Le développement de la conscience est dû à ce que, à côté de ces produits psychiques dont la fréquence et l'agglomération nous induisent en erreur dans l'évaluation des choses et dans leur appétition, d'autres images peuvent s'être formées, qui contiennent sa véritable évaluation. Par exemple, à côté du désir exagéré pour une jouissance du palais, il peut s'être formé l'idée de son peu de mérite en comparaison de la santé qu'elle menace de déranger. Qu'on se représente ces deux idées, ces deux produits de l'âme, s'offrant à la fois à notre perception; la défectuosité morale de la première idée se fera sentir aussitôt dans le sens intime. Or, c'est ce sentiment que nous nommons sens moral, ou conscience, suivant que nous le considérons en général comme la faculté de

former un jugement pareil, d'établir une comparaison entre une action quelconque et la règle idéale de la vertu, ou comme l'application immédiate de cette règle à une de nos actions. »

«Je n'ai pas besoin de prouver que les sentimens qui dérivent de la conscience sont absolument différens des quatre sanctions mentionnées par l'auteur, et forment à eux seuls, une sanction particulière. Il est vrai que les autres sanctions se mêlent plus ou moins à celle de la conscience; car, le repentir qu'on éprouve à la suite d'une mauvaise action s'accroît par la vue des résultats fâcheux qu'elle amène, par le chagrin d'avoir perdu sa réputation, et par la crainte de peines temporelles ou éternelles. Mais la crainte de ces maux purement extérieurs ne sauroit porter le nom de conscience. La conscience ne connoit et ne redoute que le mal intérieur causé par la présence d'un désir, ou le souvenir d'une action, qui s'écarte de la vertu, de la véritable norme pratique. »

«Cette sanction est tout aussi forte que les autres quand elle a eu les moyens de se développer. Elle est, de toutes, celle qui agit avec le plus de certitude, supérieure, en ce point, à la sanction naturelle dont les peines sont toujours éventuelles et douteuses. Elle est aussi la plus immuable, la plus constamment semblable à elle-même. »

«Cependant, ce qu'on a dit d'une conscience innée n'est qu'une pure fiction. La conscience a besoin d'être développée, comme tout autre sentiment. Aussi, elle est loin de se manifester chez tous les hommes d'une manière claire et uniforme, relativement aux différens intérêts, ou

Littérature. Janvier 1831.

2

groupes d'intérêts, qui les occupent. Elle est souvent corrompue ou affoiblie par les suggestions de l'amourpropre et du faux point d'honneur. »

Cette explication porte le dernier coup à la prétendue coïncidence entre les deux théories qu'il s'agissoit de concilier. Loin d'étendre ou d'éclaircir le principe de l'utilité, elle voile le dernier rayon de cette vive lumière qu'il projetoit sur toute la philosophie sociale. Nous rentrons dans les ténèbres du mysticisme. Nous retrouvons avec la conscience, le principe de l'ascétisme, celui de sympathie et d'antipathie, et toutes ces définitions arbitraires, ces notions préjudicielles, cès sentimens aveugles dont le fanatisme politique a fait de tout temps un si effrayant abus.

Mr. Beneke n'a point compris la portée du principe qu'il s'imagine faussement avoir adopté. Il en a méconnu le caractère essentiel, celui en vertu duquel il se soutient comme principe d'application, et qui seul lui donne de l'importance aux yeux des vrais disciples de l'école utilitaire. Son erreur se manifeste, dès le commencement de sa préface, dans les considérations générales auxquelles il se livre sur l'ensemble des travaux de Bentham.

« On ne peut nier, » dit-il, « que si, d'un côté, les philosophes allemands sont tombés dans le travers de sacrifier complétement la matière à la forme, Bentham et la plupart des philosophes français ne soient allés trop loin dans l'autre sens, en méconnoissant absolument la nécessité d'une forme morale innée. Pour obvier à l'insuffisance de ces principes, auxquels on en appeloit sous les noms d'entendement humain, de sens moral, de droit

naturel, de loi morale, de conscience, etc., Bentham se jette dans un autre extrême. Il ne croit pouvoir trouver un terrain solide que dans les intérêts sensuels qu'on désigne communément sous le nom d'utilité; il oublie que bien des actions immorales ont aussi leur utilité en vuc, et qu'ainsi la science a besoin d'un principe plus élevé pour distinguer l'évaluation immorale. Mais ce défaut n'est que dans sa théorie; car, dans l'application qu'il en fait, la noblesse de son caractère le fait presque toujours raisonner d'après les plus généreux principes. Sa théorie elle-même, étudiée attentivement, n'a rien de la sécheresse égoïstique dont celles de Hobbes, d'Helvétius et de quelques autres écrivains du dernier siècle sont entachées. Il met en toute occasion, l'utilité générale fort au-dessus de l'utilité particulière ; il condamne avec entrainement la poursuite des intérêts particuliers d'un peuple aux dépens du bien-être de la société entière. Le plus grand tort qu'il ait à mes yeux, ne consiste guères que dans la partialité, quelquefois offensante, avec laquelle il proscrit sans examen certaines opinions philosophiques, auxquelles il n'a manqué que d'être claires pour être justes. »

Toutefois, et nous nous plaisons à le reconnoître, si Mr. Beneke a manqué son but, ce n'est pas faute de travail ou de bonne volonté. Tout son ouvrage respire cette parfaite bonne foi, cet amour sincère de la vérité, ce véritable esprit philosophique dont les hommes à systèmes sont si rarement doués. Les questions de théorie ne sont point pour lui des questions de personnes. H ne connoit point ces insidieuses interprétations qui ont pour but de verser, sur le caractère d'un antagoniste, le blâme qui

« PreviousContinue »