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ses doigts enroidis par la caducité, et la perte de ce passe-temps la fit mourir d'ennui.

Mais Kant ne croit pas seulement à cette influence générale et indirecte de la volonté et des habitudes stoïques sur la longévité : il va plus loin encore, et se fondant sur les faits que lui fournit sa propre expérience, il établit que l'homme possède, jusqu'à un certain degré, le pouvoir de se rendre maître des sensations qui tiennent à une disposition maladive: nous citerons ici comme les plus remarquables les remèdes intellectuels et moraux que le philosophe de Königsberg oppose à l'hypocondrie, aux insomnies et à la toux.

De l'hypocondrie.-«La foiblesse avec laquelle on se livre lâchement à des sensations désagréables qui n'ont point d'objet déterminé, sans essayer de s'en rendre maître par la raison, l'hypocondrie vague ou imaginaire où le patient se croit atteint de toutes les maladies dont il lit la description, est directement l'opposé de la force morale dont nous venons de parler. C'est un état de découragement où l'on s'appesantit sur des maux possibles, sans être plus capable de les soutenir s'ils arrivoient, où l'infortuné patient, véritable ennemi ou pour mieux dire bourreau de lui-même, au lieu de s'affermir contre ses craintes chimériques, invoque le secours du médecin et l'invoque sans fruit car lui seul pouvoit, en réglant son imagination, se délivrer des idées fâcheuses qui l'obsèdent et lui font appréhender des maux contre lesquels il n'y auroit aucun remède s'ils avoient réellement lieu. On ne peut exiger de celui qui est atteint de cette maladie de se rendre maître de ses sensations par la seule force de la volonté ; car, s'il le pouvoit, il ne seroit pas hypocondriaque. Un homme raisonnable n'admet pas en lui-même l'existence d'une telle hypocondrie, mais quand il éprouve de ces sensations vagues et pénibles qui tendent à dégénérer en maux imaginaires, il se demande si elles ont un objet réel et si dans ce cas il est possible d'en détourner l'effet: s'il reconnoît que cette inquiétude est sans fondement, ou s'il voit que, quand même elle auroit quelque réalité, il n'y auroit rien à faire pour en détourner l'effet, il passe de cette sensation à l'ordre du jour, c'est-à-dire qu'il ne tient compte de son malaise qui alors est purement local, et qu'il dirige toute son attention sur ce qu'il a à faire. »

« Je dois à la conformation de ma poitrine, qui est étroite et plate, et laisse peu d'espace aux mouvemens du cœur et du poumon, une disposition naturelle à l'hypocondrie qui, dans les années de ma jeunesse, alloit jusqu'au dégoût de la vie. Mais, en réfléchissant que cette oppression du cœur étoit peut-être purement mécanique et ne pouvoit être évitée, je parvins bientôt à ne plus en tenir compte, et au même moment où je sentois de l'oppression dans ma poitrine, le calme et la sérénité régnoient dans ma tète, et je portois dans la société une gaieté égale et naturelle, qui ne se manifestoit point par caprices et par boutades comme celle des hypocondriaques. Le malaise physique m'est resté, car il tient à ma constitution corporelle. Mais je me suis rendu maître de son influence sur mes pensées et sur mes actions, en détournant mon attention de cette sensation comme si elle m'étoit entièreme:it étrangère.»

De l'insomnie. «Les Turcs ont sur le mérite de la sobriété des idées singulières qui dépendent de leur croyance à la prédestination : ils prétendent qu'au commencement du monde la portion que chaque homme doit manger dans sa vie, a été réglée, et que s'il dévore sa part en grandes portions, il peut faire son compte de manger et par conséquent d'exister moins long-temps. On peut en dire autant du sommeil ; celui qui dans l'âge mûr, y a donné trop de temps ne peut se promettre de dormir, ou ce qui est la même chose pour lui, de vivre et de vieillir de longues années. Qu'il fasse la sieste des Espagnols, ou qu'il abrège dans les bras de Morphée les longues nuits d'hiver, ou qu'il sommeille dans le jour à des heures détachées, si le sommeil absorbe plus du tiers des vingt-quatre heures dont se compose le jour, il calcule mal son quantum d'existence, soit pour le degré, soit pour la durée. On se trouve mieux de faire une masse de ce tiers d'existence perdu pour l'activité comme pour le plaisir, et de l'abandonner à la restauration de forces que demande la nature, en proportionnant exactement la date et la longueur du temps qu'on y donne.»

Kant étoit sujet à une douleur arthritique qui lui faisoit passer des nuits sans dormir. «Je recourus,» dit-il, «à mon remède stoïque de

porter avec effort ma pensée sur un objet indifférent, mais propre à réveiller un grand nombre d'idées accessoires tel, par exemple, que le nom de Cicéron, et de détourner ainsi mon attention de cette sensation douloureuse. La douleur ne tardoit pas alors à s'assoupir, et le sommeil prenoit le dessus ; ce moyen me réussit chaque fois que des attaques de ce genre se renouvellent

dans les intervalles de mon sommeil.»>

Ce n'étoit point d'ailleurs une douleur imaginaire; la rougeur brûlante qui se montroit le lendemain matin aux doigts de mon pied gauche le prouvoit suffisamment. Je ne doute pas qu'un grand nombre d'affections goutteuses, dont je n'excepte pas la podagre réputée incurable, pourvu qu'on les combatte d'ailleurs par un régime convenable, des spasmes et mème des accidens épileptiques, ne puissent être détournés à chaque nouvel accès et guéris peu à peu par la ferme volonté de détourner son attention de son mal. »

De la toux et du rhume.—«Il y a quelques années que j'étois de temps en temps affligé d'un rhume et d'une toux d'autant plus incommodes qu'ils tomboient sur les heures destinées au sommeil. Fatigué de voir mon repos troublé, je résolus de combattre le premier de ces accidens en fermant la bouche et ne respirant que par le nez: cela se passoit d'abord avec un léger sifflement qui devenoit de plus en plus fort par ma persévérance à ne point respirer autrement, et qui faisoit enfin place à une respiration libre et aisée; alors je m'endormois aussitôt. Quant à la toux, cette expiration convulsive de l'air, que la chaleur du lit ne manquoit guère d'exciter et qui m'empêchoit de m'endormir, je recourus, pour la guérir, non à aucun moyen physique ou pharmaceutique, mais à une opération immédiate de l'âme : je cherchois à en détourner mon attention en la portant sur quelque autre objet, à me distraire ainsi de cette sensation inquiétante qui provoque la toux; l'effort me faisoit monter le sang au visage, mais cette opération, qui exige une grande force de volonté, ne manquoit jamais d'avoir un résultat bienfaisant. »

HISTOIRE DUN MALADE VISIONNAIRE; extraite de Demonology and Witchcraft (Démonologie et Sorcellerie ); par Sir W. SCOTT.

L'ouvrage auquel est empruntée l'anecdote suivante, est une collection de quelques lettres adressées par W. Scott, à son ami Mr. Lockhart, dans lesquelles il recherche quelles sont les causes auxquelles il faut attribuer la croyance aux apparitions. Pour démontrer que le plus souvent elles ne sont autre chose que les visions d'un cerveau malade, il cite quelques cas où le fait a été clairement vérifié. L'un de ces cas lui avoit été rapporté par un médecin de ses amis qui étoit au premier rang dans son état, et distingué d'ailleurs par toutes sortes de connoissances scientifiques, ensorte que son récit mérite la confiance la plus complète.

« Il arriva au célèbre docteur dont je parle, » dit l'auteur, «d'être appelé à donner ses soins à un homme de loi déjà depuis long-temps malade, qui, dans le cours de sa vie, avoit eu à traiter les affaires les plus délicates en matière de droit. Il s'y étoit distingué par une capacité rare, et la raison et le bon sens qu'il avoit déployés dans toutes ses opérations n'avoient jamais donné prise à la plus légère critique. A l'époque de la première visite de mon ami, le malade gardoit simplement la chambre; quelquefois il étoit obligé de se mettre au lit; cependant de temps en temps il étoit en état de reprendre des affaires importantes avec toute la rectitude de jugement et l'habileté qui le caractérisoient, ensorte qu'un observateur ordinaire n'auroit remarqué aucun affoiblissement dans ses moyens. intellectuels. Les symptômes extérieurs n'avoient rien d'alarmant; mais la lenteur de son pouls, son manque d'appétit, sa difficulté à digérer et son abattement continuel sembloient avoir leur source dans quelque cause secrète qu'il auroit voulu dérober aux yeux de tous. La profonde tristesse de cet infortuné, son

embarras devant le médecin, la brièveté des réponses que ce dernier avoit peine à lui arracher, tous ces motifs engagèrent mon ami à choisir une autre méthode d'examen. C'est à la famille qu'il s'adressa pour découvrir, s'il étoit possible, la cause du mal secret qui rongcoit le cœur et consumoit lentement les jours du pauvre malade. Les parens, après s'être consultés, répondirent qu'ils n'avoient pas la moindre donnée sur la cause du mal dont il souffroit. Autant qu'on pouvoit le présumer, ses affaires étoient en bon état; point de perte de famille à laquelle on pût attribuer cet insurmontable abattement d'esprit ; à son âge on ne pouvoit songer à une affection contrariée; et l'histoire de sa vie, l'austérité de son caractère repoussoient tout soupçon de remords. Le médecin eut enfin recours, auprès du malade, à de sérieux argumens, et lui fit sentir avec force la folie de se laisser ainsi dépérir de langueur et de tristesse, plutôt que d'avouer le sujet de chagrin qui le consumoit. Il insista principalement sur ce qu'il y avoit d'injurieux pour sa propre réputation à laisser croire que son mal moral venoit d'une source trop honteuse ou trop criminelle pour être révélée, et chercha à lui faire entrevoir le danger où il tomboit de léguer à sa famille un nom flétri et entaché de soupçons, un souvenir auquel l'idée d'un crime pourroit s'associer. Le malade plus frappé de ces raisons que de toutes les autres qu'on lui avoit présentées, exprima le désir d'ouvrir son cœur au docteur. On fit retirer tout le monde, et la porte ayant été soigneusement fermée, l'infortuné Mr. *** commença sa confession en ces termes.

« Vous ne pouvez pas, mon cher ami, être convaincu comme moi que la maladie qui mine ma santé est une maladie sans remède; il vous est impossible d'en déterminer la nature et de comprendre comment elle agit sur mon système, et quand vous le pourriez, votre zèle et votre science seroient impuissans sur elle.—Il est possible, »> dit le médecin, «que mes moyens n'égalent pas le désir que j'ai de vous guérir, mais l'art médical a plus de ressources qu'un homme étranger à la science ne l'imagine. Cependant tant que vous ne me révélerez pas franchement la source de votre mal, ni moi, ni aucun de mes confrères, ne pourrons vous dire s'il est ou n'est pas incurable.»

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