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Il est superflu de dire que l'envie des poètes dramatiques fut portée à son comble par cet éclatant triomphe; mais ce que nous devons ajouter, c'est que parmi ces concurrens détracteurs de Corneille, Richelieu y fut le plus cruellement sensible. Non pas peut-être que ce poète-ministre fût, pour son propre compte, précisément jaloux d'un poète qui n'avait pas d'autre titre ', non pas qu'il lui en voulût, comme on l'a avancé, pour s'être refusé à lui vendre l'honneur de passer pour le père du Cid1; mais parce que l'homme qui gouvernait la France, qui avait abaissé la maison d'Autriche, sans le consentement de qui rien enfin ne se pouvait faire en Europe, voyait avec un déplaisir profond que la scène semblât vouloir échapper à cet empire universel, et qu'un drame pour lequel on n'avait pas même sollicité ses conseils éclipsât par son succès ceux auxquels il avait pu n'être pas étranger (1). Tallemant des Réaux dit dans ses Mémoires * qu'il en eut une jalousie enragée, et que pour le divertir

1. Vie de Corneille, par M. Guizot, p. 210.

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2. Anecdotes dramatiques, t. 1, p. 196. Cela toutefois n'est pas impossible, car il avait offert, dans le même dessein, 100,000 écus de la Polyglotte de Le Jay. (Fontenelle, p. 338.)

3. Histoire de l'Académie Française, par Pelisson, continuée par d'Olivet, 1743, t. 1, p. 111.

4. Mémoires (manuscrits) de Tallemant des Réaux, faisant partie de la bibliothèque de M. de Châteaugiron.

et le contenter en même temps, « Bois-Robert, son familier, fit jouer devant lui le Cid en ridiles laquais et les marmitons. Entre autres choses en cet endroit où don Diègue dit à son fils :

cule

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par

Rodrigue, as-tu du cœur?

Rodrigue répondait :

Je n'ai que du carreau. »

On ne sait ce qu'on doit le plus admirer de la délicatesse de telles plaisanteries ou de la gaieté naturelle de celui qui trouvait moyen de s'en

amuser.

Fontenelle assure que le cardinal souleva les auteurs contre le Cid; Corneille en soupçonna également une personne de grande qualité 1. Leur envie et le désir qu'ils avaient de lui plaire durent rendre ces efforts peu nécessaires. Un de ceux que nous avons vus vanter la Veuve avec le plus d'emphase n'eut point d'admiration de reste pour le nouvel ouvrage. Il fit paraître, sans se nommer, des Observations sur LE CID, dans lesquelles il prétend seulement prouver, selon les divisions qu'il établit lui-même :

1. Histoire de l'Académie Française, édit. de 1743, t. 1, p. 127. · Anecdotes dramatiques, t. 1, p. 197.

Que le sujet n'en vaut rien du tout; Qu'il choque les principales règles du poëme dramatique; Qu'il manque de jugement en sa conduite; Qu'il a beaucoup de méchans vers; Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées, et Qu'ainsi l'estime qu'on en fait est injuste.

Aussi l'auteur de ces obligeantes Observations prend-il la peine de nous apprendre que « sans vanité il est bon et généreux (ce que nous n'aurions peut-être pas deviné); mais que, comme les combats et la civilité ne sont pas incompatibles, il veut baiser le fleuret dont il veut lui porter une botte franche : qu'il ne fait ni une satire, ni un libelle diffamatoire, mais de simples Observations..... Enfin, il prie Corneille d'en user avec la même retenue, s'il lui répond, parce qu'il ne saurait dire ni souffrir d'injures. » Cela est fier! «Peut-être, ajoute-t-il plus loin, sera-t-il assez vain pour penser que l'envie m'aura fait écrire; mais je vous conjure de croire qu'un vice si bas n'est point en mon ame, et qu'étant ce que je suis, si j'avais de l'ambition, elle aurait un plus haut objet que la renommée de cet auteur. » Heureusement pour nous l'observateur n'est pas ambitieux.

Ce libelle parut d'abord sans nom d'auteur (2). Corneille cependant crut y reconnaître un jaloux honteux qui se donnait pour son ami, et

il avait deviné : l'observateur était Scudéry (3). Il publia alors une pièce de vers dans laquelle, sous le prétexte de s'excuser auprès d'une personne qui lui demandait des paroles pour être mises en musique, il exprimait son mépris pour les procédés envieux de certains intrigans littéraires. Dans l'Excuse à Ariste, plus encore que partout ailleurs, il montre un esprit peu de suite dans le sens que le cardinal y attachait, et nous avons de la peine à croire que Richelieu et ses poètes attitrés aient lu sans une sorte d'indignation ces vers peu modestes peut-être, mais moins courtisans encore:

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue,
J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue,
Et mon ambition, pour faire plus de bruit,

Ne les va point quêter de réduit en réduit.
Mon travail sans appui monte sur le Théâtre ;
Chacun en liberté l'y blâme ou l'idolâtre.
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentimens,
J'arrache quelquefois leurs applaudissemens;
Là, content du succès que le mérite donne,
Par d'illustres avis je n'éblouis personne ;
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans:
Par leur seule beauté ma plume est estimée,

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée,

Et pense

toutefois n'avoir point de rival A qui je fasse tort en le traitant d'égal.

Il fallait plus que de la dignité, il fallait un courage peu commun pour déclarer au tuteur à l'interdiction de Louis XIII, aux pieds duquel rampaient tous les poètes, et dont l'inimitié fut souvent fatale aux favoris même du roi, qu'il le chercherait en vain parmi ses adulateurs. Cette noble hardiesse, qui ne resta pas impunie, ferait pardonner à Corneille la fierté dont ces vers sont empreints, lors même qu'il ne serait pas justifié en quelque sorte sur ce point par l'exemple assez constant de la vanité ridicule des poètes ses devanciers et ses contemporains. Il a lui-même prévu et repoussé ce reproche :

Ce trait est un peu vain, Ariste, je l'avoue :
Mais faut-il s'étonner d'un poète qui se loue?

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La mode en est et la cour l'autorise,

Nous parlons de nous-même avec toute franchise.

Sans remonter jusqu'à l'exegi monumentum ære perennius d'Horace, nous rappellerons que Malherbe n'avait pas craint de dire :

Ce

que Malherbe écrit dure éternellement.

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