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Fontenelle nous apprend de son côté que s'il était assez grand et assez plein, il avait l'air fort simple et fort commun, toujours négligé et peu curieux de son extérieur; «mais, ajoute-t-il, il avait le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, la physionomie vive, des traits fort marqués et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste1 (1).

<< Sa conversation, dit encore Vigneul de Marville, était si pesante qu'elle devenait à charge dès qu'elle durait un peu. Quand ses familiers amis, qui auraient souhaité de le voir parfait en tout, lui faisaient remarquer ses légers défauts, il souriait et disait Je n'en suis pas moins : Pierre Corneille. Il n'a jamais parlé bien correctement la langue française, peut-être ne se mettait-il pas en peine de cette exactitude'>>.

La Bruyère n'a pas plus flatté le portrait physique de notre auteur: « Simple, timide, d'une ennuyeuse conversation, il prend un mot pour un autre, et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui revient; il ne sait pas la réciter ni lire son écriture. Laissez-le s'élever par la composition, il n'est pas au-dessous d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Héraclius; il est roi et un grand roi, il est politique, il est philo

1. Vie de Corneille, par Fontenelle. 2. Vigneul de Marville, loco citato.

sophe; il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir; il peint les Romains: ils sont plus grands et plus romains dans ses vers que dans leur histoire 1. »

<< Il n'ornait pas ce qu'il disait; pour trouver le grand Corneille il le fallait lire 1. » C'est ce qui faisait dire à une grande princesse, qui avait désiré le voir et l'entretenir, qu'il ne fallait pas l'entendre ailleurs qu'à l'Hôtel de Bourgogne'. Il avait lui-même la conscience du peu d'agrément de son débit, car il écrivait à Pelisson:

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J'ai la plume féconde et la bouche stérile...
Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui (2).

<< Sa prononciation n'était pas tout-à-fait nette; il lisait ses vers avec force, mais sans grace. » Aussi un jour qu'il reprochait à Boisrobert d'avoir mal parlé d'une de ses pièces à la représentation: << Comment, lui répondit celui-ci, pourrais-je avoir mal parlé de vos vers au théâtre, les ayant trouvés admirables alors même que vous me les barbouilliez à la lecture"?>>

1. La Bruyère, chap. x11. Des Jugemens. 2. Vie de Corneille, par Fontenelle. 3. Vigneul de Marville, loco citato. 4. Vie de Corneille, par Fontenelle. 5. Menagiana, 1762, t. 1, p. 312. (par Raynal), t. u, p. 4.

Anecdotes littéraires

« Il savait les belles-lettres, l'histoire, la politique; mais il les prenait principalement du côté qu'elles ont rapport au théâtre; il n'avait pour toutes les autres connaissances, ni loisir, ni curiosité, ni beaucoup d'estime. Il parlait peu, même sur la matière qu'il entendait si parfaitement'. >> Cette unique direction d'idées était commune à Racine et à Boileau; car, à en croire Segrais', c'est d'eux que La Rochefoucauld a dit, que c'est une grande pauvreté de n'avoir qu'une sorte d'esprit. << Tout leur entretien ne roule que sur la poésie; ôtez-les de là, ils ne savent plus rien. » Quant à la taciturnité, c'était pour Corneille un point de ressemblance avec Molière. Si Bellegarde a raconté qu'un de ses amis, qui s'était trouvé souvent à la même table que l'auteur de Cinna, n'apprit qu'après six mois qu'il avait eu l'honneur de dîner avec le grand Corneille3, l'auteur de la Critique de l'École des Femmes nous a fait connaître, de son côté, sa naturelle paresse à soutenir la conversation".

<< Corneille était mélancolique : il lui fallait des sujets plus solides pour espérer ou pour se ré

1. Vie de Corneille, par Fontenelle.

2. Segraisiana, 1723, p. 65-6.

3. Mémoires sur Molière, publiés par M. Després, faisant partie de la Collection des mémoires sur l'Art dramatique, p. xxj. 4. La Critique, sc. 2.

jouir que pour se chagriner ou pour craindre. Il avait l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence; au fond il était très-aisé à vivre, tendre et plein d'amitié'. » Cette brusquerie, qu'on doit attribuer à sa vie toute de retraite et d'étude, pouvait être un ridicule aux yeux du monde, mais, ne prenant pas sa source dans un vice de caractère, ne pouvait être un défaut aux yeux de la raison. « Si c'en est un, a dit le panégyriste de notre auteur, Corneille le partage avec le héros le plus aimé de son siècle, avec ce grand capitaine moins célèbre, après vingt batailles gagnées, par son courage que par sa bonté. Et qu'importait cet extérieur peu prévenant à ceux qui vécurent dans la familiarité d'un grand homme? Sous cette apparence de froideur, même de dureté, ils trouvaient dans l'ame de Corneille et de Turenne l'humanité, la douceur, la générosité, la foi sainte, et la confiante amitié 1.»

<< Corneille avait l'ame fière et indépendante3. >> Voltaire, en entendant ses plaintes et ses sollicitations pécuniaires, a quelquefois été tenté de douter de son indépendance et de sa fierté. A notre sens, il en faudrait tirer une conclusion toute contraire. Les détails que nous avons

1. Vie de Corneille, par Fontenelle.

2. Éloge de Corneille, par M. Victorin Fabre, 2o édit., p. 95. 3. Vie de Corneille, par Fontenelle.

donnés sur sa fortune ont pu servir à prouver que ce n'était point par cupidité, mais par besoin qu'il tenait ce langage. Mais il se mêla trop d'amertume à ses reproches pour qu'on ne pense pas aussi que ce grand homme avait la légitime conviction que ses charges devaient être supportées par d'autres que par lui. Il voyait payer chèrement toutes les choses auxquelles on attachait du prix, et se demandait pourquoi cette récompense manquerait à son mérite; pourquoi, tout entier à la gloire, il ne serait pas dispensé par la générosité d'un siècle qu'il immortalisait de prévoir les besoins de la vie. Il le pensait ainsi, et avec sa franchise qu'exaltait encore le sentiment d'une injustice, il ne trouvait nul inconvénient à l'exprimer1.

Il n'avait, on le voit, ni souplesse ni manège. Si, pour s'épargner la correction de quelques mauvais vers, il avait été homme à répondre, ainsi qu'on l'a sottement avancé : Ils sont payés comme les autres', il eût été beaucoup plus

1. M. Guizot a parfaitement développé cette idée dans sa Vie de Pierre Corneille, p. 319 de la Vie des Poètes français ; Paris, Scholl, 1813, in-8.

2. Troisième et quatrième Dissertation concernant le poëme dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée OEDIPE, et sa réponse à ses calomnies (par l'abbé d'Aubignac); Paris, 1663, in-12, p. 6. C'est d'Aubignac qui est l'inventeur de ce conte. A l'en croire c'est à Colletet que Cor

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