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leur plus vive et plus amère que celle de ne s'être pas rendu coupable du moins mauvais de ces deux sonnets. Rotrou, qu'il appelait son maître parce que celui-ci l'avait précédé à la scène, et qu'à plus juste titre il nommait son ami, Rotrou faisait son séjour ordinaire à Dreux, où il remplissait les fonctions de lieutenant particulier et civil, d'assesseur criminel, et de commissaire examinateur aux comité et bailliage. Il se trouvait revêtu de ces charges, lorsqu'une maladie épidémique, qui enlevait vingt-cinq à trente personnes par jour, vint désoler Dreux. C'était une espèce de fièvre pourprée, accompagnée de transports au cerveau, dont l'invasion était en peu de temps suivie de la mort. Son frère, qui était alors à Paris, lui écrivit pour le supplier de mettre par la fuite sa vie en sûreté. Mais Rotrou lui répondit que, premier magistrat de la ville et le seul qui, dans cette affreuse circonstance, pût veiller à ses besoins et y maintenir le bon ordre, le sentiment de son devoir ne lui permettait pas de suivre ce conseil. Il finissait sa lettre par ces mots : « Ce n'est pas que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisqu'au moment où je vous écris les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourd'hui. Ce sera pour moi quand il plaira à Dieu. » Peu de jours après il ressentit les

premières atteintes du mal : sa dernière heure était venue. « Rotrou, a dit 'Marmontel, n'a rien d'aussi héroïque dans ses ouvrages que ce trait qui couronne sa vie, et il est beau de voir dans un poète tragique un caractère plus grand lui-même et plus intéressant que tous ceux qu'il a peints '. >>

Cette digression nous a fait oublier un instant Don Sanche et son auteur: hâtons-nous d'y revenir.

Si l'on a cru que Corneille avait pu attribuer au prince de Condé les nuages qui obscurcirent le succès de cette dernière tragédie, en revanche on est certain que peu de temps après il lui fut en partie redevable de l'éclat d'un nouveau triomphe. Nicomède, « pièce d'une constitution assez extraordinaire, et la vingt et unième qu'il fit voir sur le théâtre où il avait fait réciter quarante mille vers',» Nicomède, que le caractère de son héros principal et le ton original et hardi de son dialogue devait sans doute faire bien accueillir, fut reçu avec un enthousiasme auquel toutefois l'auteur ne se croyait peut-être pas en droit de prétendre. Lorsque Condé et son frère avaient été

1. Histoire du Théatre Français, t. iv, p. 408.

2. Marmontel, Abrégé de la Vie de Rotrou dans l'extrait des chefs-d'œuvre dramatiques, in-4, 1773.

3. Avis au lecteur, en tête de Nicomède.

arrêtés, le peuple avait allumé des feux de joie; quand ils furent mis en liberté et rentrèrent dans Paris, ce même peuple les reçut comme en triomphe; et saisissant avec empressement toutes les occasions de témoiguer son bonheur de cet élargissement, il se porta en foule à Nicomède, dont plusieurs vers y fournissaient de faciles applications'.

Du reste, pour quelque part que cette circonstance ait pu entrer dans la vogue de la tragédie de Nicomède, la faveur publique ne fut pas pour elle passagère, et un fait bien postérieur prouve que ses moindres beautés s'étaient profondément gravées dans les souvenirs. A sa rentrée au théâtre, Baron s'étant permis d'y changer quelques vers pour en faire disparaître des mots surannés, le parterre révolté rétablit sur-le-champ et tout haut la véritable leçon.

Nous parlerons plus tard de la traduction de l'Imitation de Jésus-Christ, dont les premiers chapitres parurent en 1651; arrivons maintenant à l'un des événemens qui, dans tout le cours de la carrière de Corneille, affectèrent le plus son cœur, la chute de Pertharite. « Un mari qui veut racheter sa femme en cédant un

1. Avertissement (par Joly) du Théâtre de P. Corneille, édit. de 1747, P. XL.

2. Anecdotes dramatiques, t. 11, p. 5.

royaume, dit Fontenelle, fut encore plus insupportable que la prostitution ne l'avait été dans Théodore. Ce bon mari n'osa se montrer au public que deux fois. Cette chute du grand Corneille peut être mise parmi les exemples les plus remarquables des vicissitudes du monde, et Bélisaire demandant l'aumône n'est pas plus étonnant '. » Dans son Examen, écrit dix ans après, Corneille avoue qu'il n'en parle presque pas, pour s'épargner le chagrin de s'en ressouvenir. Dès qu'il eut essuyé ce revers, le découragement s'empara de lui, et, son dépit lui persuadant qu'il était trop âgé pour le théâtre, bien qu'il n'eût que quarante-sept ans, il prit la résolution de l'abandonner. « Il vaut mieux (dit-il dans un avis au lecteur, placé en tête des premières éditions de ce malheureux ouvrage) que je prenne congé de moi-même que d'attendre qu'on me le donne tout-à-fait; il est juste qu'après vingt années de travail je commence à m'apercevoir que je deviens trop vieux pour être encore à la mode. J'en remporte cette satisfaction, que je laisse le théâtre français en meilleur état que je ne l'ai trouvé, et du côté de l'art et du côté des mœurs. Les grands génies qui lui ont prêté leurs veilles de mon temps y ont beau

1. Vie de Corneille, par Fontenelle, p. 342.

coup contribué, et je me flatte jusqu'à penser que mes soins n'y ont pas nui. Il en viendra de plus heureux après nous qui le mettront à sa perfection, et qui achèveront de l'épurer je le souhaite de tout mon cœur. Cependant agréez que je joigne ce malheureux poëme aux vingtun qui l'ont précédé avec plus d'éclat. Ce sera la dernière importunité que je vous ferai de

cette nature. >>

On est assez porté à croire que Corneille cherche ici à se venger, par quelque ironie, d'un parterre qu'il soupçonnait d'injustice, lorsqu'on songe quels étaient alors les grands génies qui soutenaient une scène veuve de Rotrou, et sur laquelle Racine ne devait paraître que onze ans plus tard. Au reste, abandonnant un peu ce ton de dépit, et restreignant sa résolution rancuneuse, il ajoute : « Elle n'est si forte qu'elle ne se puisse rompre, mais il y a grande apparence que j'en resterai là. »

pas

C'est aussi là que nous bornerons la seconde époque de la vie de Corneille. Quels succès! que de gloire dans les dix-sept années pendant lesquelles nous nous sommes efforcé de le · suivre! De quatorze pièces,,dix font notre admiration et sont l'honneur de notre théâtre! Dans les quatre autres il est plus d'une heureuse hardiesse, plus d'une ingénieuse tenta

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