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CHAPITRE PREMIER.

Des Ouvrages de l'Esprit.

TOUT est dit: et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé : l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments : c'est une trop grande entreprise.

C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule. Il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat1 alloit par son mérite à la premiere dignité, il étoit homme délié et pratique dans les affaires; il a fait imprimer un ouvrage moral qui est rare par le ridicule.

(1) M. Poncet de la Riviere, mort doyen des conseillers d'état, qui prétendoit être chancelier, et qui avoit fait un mauvais livre des avantages de la vieillesse.

Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déja acquis.

Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux : l'impression est l'écueil,

Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poëte!

(1) Thomas Corneille, dans sa Bérénice, dont les quatre premiers vers sont un pur galimatias:

Dans les bouillants transports d'une juste colere
Contre un fils criminel, excusable est un pere:
Ouvre les yeux...... et, moins aveugle, voi
Le plus sage conseil l'inspirer à ton roi.

I

Certains poëtes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plait, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma premiere jeunesse, que ces endroits étoient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendoient eux-mêmes; et qu'avec toute l'attention que je donnois à leur récit j'avois tort de n'y rien entendre: je suis détrompé.

L'on n'a guere vu 2 jusques à présent un chef-d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs: Homere a fait l'Iliade, Virgile l'Énéide, Tite-Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons.

Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la na

(2) Le Dictionnaire de l'Académie françoise, qui a paru enfin en 1694, après avoir été attendu pendant plus de quarante ans.

ture: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en-deçà ou au-delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

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y a beaucoup plus de vivaèité que de goût parmi les hommes; ou, pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matiere, ou ces grands hommes à leurs historiens.

Amas d'épithetes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la maniere de les raconter.

Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse a, Homere, Platon, Virgile, Horace, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expres

(a) Quand même on ne le considere que comme un homme qui a écrit.

sions et par leurs images: il faut exprimer le vrai, pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture: on a entièrement abandonné l'ordre gothique que la barbarie avoit introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien ce qu'on ne voyoit plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grece, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristiles. De même on ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.

Combien de siecles se sont écoulés avant que les hommes dans les sciences et dans les arts aient pu revenir au goût des anciens, et reprendre enfin le simple et le naturel!

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On se nourrit des anciens et des habiles modernes ; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages; et quand l'on est auteur, et que l'on croit

(1) Fontenelle, académicien, auteur des Dialogues des morts, et de quelques autres ouvrages.

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