Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE IV.

Du Cœur.

Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médio

cres.

L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et réciproquement, un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure; elle fait une classe à part.

L'amour naît brusquement sans autre réflexion, par tempérament, ou par foiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine., L'amitié, au contraire, se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plu

sieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main!

Le temps, qui fortifie les amitiés, affoiblit

l'amour.

Tant que l'amour dure, il subsiste de soimême, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie. L'amitié, au contraire, a besoin de secours; elle périt faute de soins, de confiance, et de complaisance.

Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite amitié.

L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre. Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié; et celui qui est épuisé sur l'amitié n'a encore rien fait pour l'a

mour.

L'amour commence par l'amour; et l'on ne sauroit passer de la plus forte amitié qu'à un amour foible.

Rien ne ressemble mieux à une vive amitié que ces liaisons que l'intérêt de notre amour nous fait cultiver.

L'on n'aime bien qu'une seule fois : c'est

la premiere. Les amours qui suivent sont moins involontaires.

L'amour qui naît subitement est le plus long à guérir.

L'amour qui croît peu à peu, et par degrés, ressemble trop à l'amitié pour passion violente.

être une

Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million de fois plus qu'il ne fait, ne cede en amour qu'à celui qui aime plus qu'il ne voudroit.

Si j'accorde que dans la violence d'une grande passion on peut aimer quelqu'un plus que soi-même, à qui ferai-je plus de plaisir, ou à ceux qui aiment, ou à ceux qui sont aimés?

Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauroient y réussir: ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer; et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres.

Ceux qui s'aiment d'abord avec la plus violente passion contribuent bientôt chacun de leur part à s'aimer moins, et ensuite à ne s'aimer plus. Qui d'un homme ou d'une femme met davantage du sien dans cette rupture? il n'est pas aisé de le décider. Les

femmes accusent les hommes d'être volages; et les hommes disent qu'elles sont légeres.

Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans l'ami

tié.

C'est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup de faire, par tout son procédé, d'une personne ingrate une très ingrate.

Il est triste d'aimer sans une grande fortune, et qui nous donne les moyens de combler ce que l'on aime, et le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire.

S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une grande passion, et qui ait été indifférente, quelque important service qu'elle nous rende dans la suite de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat.

Une grande reconnoissance emporte avec soi beaucoup de goût et d'amitié pour la personne qui nous oblige.

Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.

Il n'y a pas si loin de la haine à l'amitié que de l'antipathie.

Il semble qu'il est moins rare de passer l'antipathie à l'amour qu'à l'amitié.

de

L'on confie son secret dans l'amitié; mais il échappe dans l'amour.

L'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en avoir le cœur: celui qui a le cœur n'a pas besoin de révélation ou de confiance; tout lui est ouvert.

L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui peuvent nuire à nos amis; l'on ne voit en amour de défauts dans ce qu'on aime que ceux dont on souffre soi-même.

Il n'y a qu'un premier dépit en amour, comme la premiere faute dans l'amitié, dont on puisse faire un bon usage.

Il semble que, s'il y a un soupçon injuste, bizarre, et sans fondement, qu'on ait une fois appelé jalousie, cette autre jalousie qui est un sentiment juste, naturel, fondé en raison et sur l'expérience, mériteroit un autre

nom.

Le tempérament a beaucoup de part à la jalousie, et elle ne suppose pas toujours une grande passion: c'est cependant un paradoxe qu'un violent amour sans délicatesse.

Il arrive souvent que l'on souffre tout seul

« PreviousContinue »