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58-14-29

DISCOURS

SUR LA LANGUE

DU RAISONNEMENT.

LA philosophie, oubliant ce qu'elle devait à la parole, l'a quelquefois accusée de mettre des obstacles au mouvement de la pensée et aux progrès de la raison. Aucune erreur n'est plus naturelle, quand on songe aux imperfections et aux vices des langues; et cependant aucune erreur ne saurait être plus éloignée de la vérité; on peut tout exagérer, mais non pas ce que nous devons à la parole; car si l'esprit humain est tout entier dans l'analyse, il est tout entier dans l'artifice du langage.

Ceux qui, dans les langues, ne voient que des moyens de communication entre les esprits, peuvent bien concevoir comment les sciences se transmettent d'un peuple à un autre peuple, ou d'une génération aux générations suivantes; mais ils ignoreront toujours comment elles se forment

et comment elles prennent sans cesse de nouveaux

accroissemens.

Ceux qui, remontant à l'origine des signes du langage, ont reconnu qu'ils nous étaient d'abord nécessaires à nous-mêmes, qu'ils servaient à noter les idées acquises et à les graver dans notre esprit d'une manière durable, ont fait plus que les premiers sans doute; mais, s'ils ont vu comment on fournit des matériaux à la mémoire, ils ont oublié de se demander comment nous entrons en possession de ces matériaux.

Ceux-là seuls embrasseront l'objet dans toute son étendue qui, dans ce que nous devons aux langues, distingueront, et des moyens d'expression pour la pensée, et des formules nécessaires pour retenir des idées promptes à se disperser, et des méthodes propres à faire naître tous les jours de nou

velles idées.

On se convaincra de cette influence des langues, on s'assurera qu'elles sont de puissans moyens de découverte et d'invention, si, examinant les idées dans leurs causes, on parvient à saisir le caractère qui les distingue des sensations.

Les sensations, il est vrai, appartiennent à l'âme ainsi que les idées; car il répugne également à la matière et de sentir et de penser; mais, en nous modifiant intérieurement, en nous faisant éprou

ver les affections de plaisir ou de peine, les sensations ne peuvent éclairer immédiatement la raison. Pour que la lumière se montre, il faut que l'âme agisse au-dedans d'elle, et qu'elle agisse au-dehors. Il faut qu'elle se rende maîtresse des impressions qu'elle a reçues passivement, qu'elle les démêle, qu'elle les compare, qu'elle les juge, afin de se connaître elle-même par l'exercice de ses facultés actives, Il faut que, par ces mêmes facultés, elle se porte jusqu'aux objets extérieurs, afin de connaître les phénomènes du monde sensible: or, l'expérience atteste en elle un tel pou

voir.

Ce que l'expérience atteste encore, et que la raison sera par conséquent forcée d'admettre, c'est que l'âme, pour passer ainsi des sensations aux idées, a besoin de chercher des secours hors d'elle, et dans des auxiliaires qui, par leur nature, sont tout-à-fait étrangers à l'âme, aux idées, et aux sensations.

Ces auxiliaires, qui le dirait ! ce sont des mou

des sons,

vemens, des gestes, des figures. La direction de nos organes sollicitée d'abord par l'impulsion de la seule nature, mais bientôt devenue volontaire et libre, commence à décomposer les objets, et donne naissance à nos premières idées,

A cette analyse encore grossière et qui laisse à peine entrevoir quelques rayons de l'intelligence, succède le langage d'action; ici commencent les analogies, et avec elles se manifeste un nouvel ordre d'idées; l'âme, qui n'avait encore qu'un sentiment confus des rapports, en acquiert la perception distincte.

Enfin naît et se développe l'infinie variété des langues parlées et figurées, qui nous créent, en quelque sorte, un nouvel esprit en nous créant de nouveaux moyens d'augmenter ses forces.

Ainsi commence, s'accroît et se perfectionne l'intelligence.

Ainsi l'homme, qui ne peut rien ou presque rien sur ses sensations, peut tout sur ses idées, puisque c'est par son activité propre et par des méthodes qui sont l'ouvrage de son esprit qu'il s'en rend le maître. Une idée était cachée dans une sensation, il la trouve; elle était enveloppée dans une autre idée, il la découvre.

Cette méthode, qui en nous conduisant ainsi des sensations aux idées, et de ces idées à de nouvelles idées, nous montre ce que nous ignorons dans ce que nous savons ou dans ce que nous sentons; cet artifice qui fait sortir l'inconnu du connu et le connu du senti; cette langue, sans laquelle, réduits à la simple instruction

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