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du haut de son rang méprise le reste des hommes, choque trop l'amour-propre pour ne pas révolter contre lui tous les esprits. Est-ce en effet une si grande gloire que de compter une longue suite d'aïeux illustres par leurs vertus, quand on leur ressemble peu? Le mérite des autres, devient-il le nôtre? Les images des ancêtres rangées en grand nombre dans une salle rendent-elles un homme plus estimable? Si l'honneur des familles consiste à pouvoir remonter d'âge en âge jusque dans les siècles les plus reculés, et à se perdre dans les ténèbres d'une antiquité obscure et inconnue, 2 nous sommes tous également nobles de ce côté-là, parce que nous avons tous une origine également ancienne.

3 Il faut donc en revenir à l'unique source de la véritable Senec. con- noblesse, qui est le mérite et la vertu. On a vu des nobles trov.6, lib.1. déshonorer leur nom par des vices bas et rampans, et des roturiers illustrer et ennoblir leur famille par leurs grandes qualités. Il est beau de soutenir la gloire des ancêtres par des actions qui répondent à leur réputation : mais aussi il est glorieux de laisser à ses descendans un titre qu'on n'a point reçu de ses aïeux; de devenir le chef et l'auteur de sa noblesse, et, pour me servir d'un mot de Tibère qui vouloit couvrir le défaut de naissance de Curtius-Rufus, très-grand homme d'ailleurs, d'être ↳ né de soi-même.

«

« Je ne puis pas (disoit autrefois un illustre Romain à qui la noblesse reprochoit son peu de naissance) produire « en public les images de mes ancêtres, leurs triomphes ni « leurs consulats; mais je puis, s'il en est besoin, produire « les récompenses militaires dont on m'a honoré, et les « cicatrices des blessures que j'ai reçues dans les combats. «5 Ce sont là mes images et mes titres de noblesse, que

"

■ Non facit nobilem atrium plenum fumosis imaginibus... Animus facit nobilem. Senec. epist. 44.

• Eadem omnibus principia, eademque origo. Nemo altero nobilior, nisi cui rectius ingenium, et artibus bonis aptius. Senec, de benef. lib. 3, cap. 28.

Nobilitas sola est atque unica

virtus. Juvenal. lib. 3, sat. 8.

4 Curtius-Rufus videtur mihi ex se natus. Tacit. Annal. lib. 11.

5 Hæc sunt meæ imagines, hæc nobilitas, non hæreditate relicta, ut illa illis, sed quæ ego plurimis meis laboribus et periculis quæsivi. Sallust, in bello jugurth.

* je n'ai point reçus de mes ancêtres, mais que je me suis * acquis par les travaux et les dangers que j'ai essuyés.

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Il y avoit à Rome, dès les commencemens de la répu- Liv. lib. 4, blique, une espèce de guerre déclarée entre la noblesse et le n. 3. peuple. Lès noblés d'abord croyoient se déshonorer en s'alliant à des familles plébéiennes. Ils se regardoient comme une autre espèce d'hommes. Il sembloit qu'ils souffrissent avec peine que la populace respirât avec eux le même air et reçût la même lumière du soleil. Et ils avoient mis entre le peuple et les honneurs une barrière que le mérite eut bien de la peine dans la suite à forcer. Il resta toujours quelque chose de cette opposition et de cette antipathie entre les deux ordres, et Salluste remarque, en parlant de Métellus, que ses rares qualités étoient souillées et ternies par un air de hauteur et de mépris : défaut, ajoute-t-il, qui n'est que trop ordinaire aux nobles. Cui quanquam Sallust. in virtus, gloria, atque alia optanda bonis superabant, ta- bellojugurt. men inerat contemptor animus et superbia, commune nobilitatis malum.

M. Amelot.

Il faut donc bien se mettre dans l'esprit que la noblesse qui vient de la naissance est infiniment au-dessous de celle qui vient du mérite; et pour s'en bien convaincre, il ne faut que les comparer ensemble. Le pape Clément VIII fit Vie du card. une promotion de plusieurs cardinaux, dans laquelle il d'Ossat par comprit deux François, savoir M. d'Ossatfet le comte de La Chapelle, qui depuis se fit appeler le cardinal de Sourdis, du nom seigneurial de sa maison: l'un en qui le pape ne désiroit que l'extraction de plus grande maison, parce qu'il y trouvoit abondamment tout le reste; l'autre, à qui tout manquoit, excepté la naissance. A qui des deux aimeroit-on mieux ressembler?

Le cardinal de Granvelle, en parlant du cardinal Ximenès, avoit accoutumé de dire que le temps a souvent caché sous les voiles de l'oubli l'origine des grands hommes; que celui-ci étoit sans doute issu de sang royal, ou que moins il avoit un cœur de roi dans la personne d'un particulier.

du

S'il y a beaucoup de grandeur d'âme à oublier sa no

Histoire de Xim. par M, Fléchier, liv.

6.

Sueton. cap. 12.

Suet. cap.2,

Tit. cap. 11.

Pertin.

blesse, et à ne s'en point prévaloir, on peut dire aussi qu'il n'y en a pas moins, pour ceux qui se sont élevés par leur mérite, à ne pas oublier la bassesse de leur extraction et à n'en pas rougir.

Vespasien, non-seulement ne le dissimuloit pas, mais s'en faisoit quelquefois honneur: et il se moqua publiquement de ceux qui, par une fausse généalogie, vouloient faire remonter sa maison jusqu'à Hercule.

Le même empereur, sans avoir honte d'un objet qui vita Vespas. renouveloit sans cesse le souvenir de son origine, continua, depuis qu'il fut parvenu à l'empire, d'aller tous les ans passer l'été dans sa petite maison de campagne près de Rieti, où il étoit né, et il n'y voulut faire ni augSuet. vita mentation, ni embellissement. Tite, son fils, s'y fit porter dans sa dernière maladie, afin de finir ses jours dans le Capit. vita lieu qui avoit vu naître et mourir son père. Pertinax, le plus grand homme de son siècle, et qui fut bientôt après empereur, pendant les trois ans qu'il demeura en Ligurie, logea dans la maison de son père; et en ornant les environs par un grand nombre d'édifices publics, il Tabernam. laissa au milieu la cabane paternelle, monument illustre et de son peu de naissance, et de s grandeur d'âme. On diroit que ces princes affectoient de rappeler le souvenir de leur ancien état, tant la grandeur de leur mérite personnel dédaignoit tout appui étranger, et sentoit qu'elle pouvoit se soutenir par elle-même. En effet, on ne voit pas que dans tout l'empire romain personne leur ait jamais reproché l'obscurité de leur origine, ou qu'on ait pour cette raison diminué quelque chose de la vénération que leurs vertus leur attiroient.

Dict. de Moreri.

Ps. 18.

Benoît xII, du pays de Foix, étoit fils d'un mennier d'où vient qu'il fut appelé le cardinal blanc. Il n'oublia jamais sa première condition; et quand il s'agit de marier sa nièce, il la refusa à de grands seigneurs qui la demandoient, et la donna à un marchand. Il disoit que les papes devoient être semblables à Melchisédech, qui n'avoit point de parens, et il se servoit pour l'or¬ dinaire de ces paroles du prophète : « Si les miens ne

* dominent point, je serai sans tache, et je serai purifié

« d'un très-grand crime. »

Const. par J.

Jean de Brogni a, cardinal de Viviers, qui présida Histoire du au concile de Constance en qualité de doyen des cardi-conc. de naux, avoit été porcher dans son enfance. Des religieux l'Enfant. le rencontrèrent exerçant ce vil emploi; et, ayant remarqué en lui beaucoup d'esprit et de vivacité, ils lui proposèrent d'aller à Rome, dans le dessein de l'y faire étudier. Le jeune garçon accepta la proposition, et pour faire son voyage, alla de ce pas acheter des souliers chez un cordonnier, qui lui fit crédit d'une partie du prix, et ajouta en riant qu'il le paieroit lorsqu'il seroit devenu cardinal. Il le devint en effet, et non-seulement il n'oublia point la bassesse de sa première condition, mais il voulut en perpétuer le souvenir. On dit que dans une chapelle qu'il fit bâtir à Genève, au côté gauche du portail de l'église S. Pierre, il fit graver son aventure, s'étant fait représenter jeune et pieds nus, gardant des pourceaux sous un arbre; et tout autour de la muraille il avoit fait mettre des figures de souliers, pour marque de la faveur que lui avoit faite le cordonnier. Il reste peu de vestiges de ce monument.

TALENS DE L'ESPRIT.

Quelque brillante que soit la gloire des armes et de la naissance, il y a dans celle qui vient de la science et des talens de l'esprit quelque chose de plus intéressant. Elle semble naître davantage de notre propre fonds, et nous appartenir tout entière. Elle n'est point bornée, comme celle des armes, à certains temps et à certaines occasions, et n'est point, comme elle, dépendante de mille secours étrangers. Elle donne à l'homme une supériorité infiniment plus flatteuse que celle qui naît des richesses, de la naissance, des dignités, parce que tout

Brogni est un village près d'Anmeci, entre Chambéri et Genève.

Il avoit eu pendant quelque temps
Tadministration de cet évêché.

cela est hors de nous, au lieu que l'esprit est notre propre bien, ou plutôt qu'il est nous-même et constitue notre

essence.

Cependant ce n'est point l'esprit seul qui fait la solide gloire des hommes. Je le suppose excellent par lui-même et orné de tout ce qu'il y a de plus rare et de plus exquis dans les sciences, philosophie, mathématiques, histoire, belles-lettres, poésie, éloquence. Tout cela fait l'homme Senec. spist. savant, mais non l'homme de bien : non faciunt bonos ista, sed doctos. Et qu'est-ce que l'homme savant, s'il n'est que savant, sinon assez souvent un homme vain, entête, plein de lui-même, méprisant tous les autres; et, pour le dire en un mot, un animal de gloire ? C'est ainsi que Tertullien définit quelque part les savans du paganisme, animal gloriæ.

106.

12, cap. 51.

Athen. lib. 7, cap, 10.

Y a-t-il rien de plus pitoyable, et en même temps de plus digne de mépris qu'un tel homme, sottement enflé de sa science et de son habileté, avide et insatiable de louanges; qui ne se nourrit que de vent et de fumée, et qui ne songe à vivre que dans l'opinion des autres? Elian. lib. Philippe, père d'Alexandre le grand, fit merveilleusement sentir le ridicule de ce défaut à un médecin nommé Ménécrate, qui avoit eu la vanité de prendre le surnom de Jupiter sauveur, à cause de quelques cures heureuses qu'il avoit faites, et qu'il attribuoit uniquement à son savoir. L'ayant invité à manger chez lui, il lui fit dresser une table à part, sur laquelle on ne servit qu'une cassolette fumante d'encens. Le médecin d'abord se crut fort honoré mais comme on le laissa tout le reste du repas à jeun, il sentit bien ce que signifioit la fumée de cet encens; et après avoir servi de risée aux convives, il remporta du festin, avec le titre de Jupiter, sa faim tout entière, et la juste honte qu'il avoit si bien méritée en attribuant à sa scule habileté un succès qui lui venoit d'ailleurs.

Ce qu'il y a donc dans la science et dans les talens de l'esprit capable de faire honneur n'est point la science même, ni les talens de l'esprit, mais le bon usage qu'on

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