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c'est cette grandeur d'âme, ce désintéressement, cette délicatesse, cet amotir de la justice, qui lui faisoient rejeter tous les indignes moyens de sortir de la pauvreté, que cette dame admiroit, et avec grande raison. Infiniment élevée au-dessus des sentimens ordinaires, elle démêloit à travers les voiles de la pauvreté et de la simplicité la grandeur d'âme qui en étoit la cause, et se croyoit obligée de respecter encore davantage son mari, par l'endroit même qui l'auroit peut-être rendu méprisable à d'autres. Θαυμάζεσα τὴν ἀθετὴν δ ̓ ἧς πένης ἦν.

Il me semble que ce sont ces sortes de traits qu'il faut principalement faire remarquer aux jeunes gens dans la lecture de l'histoire, parce que rien n'est plus capable de leur former le goût et le jugement, et c'est à quoi doit tendre tout le travail des maîtres.

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Il est bon aussi de fortifier ces instructions par des exemples tirés de l'histoire moderne, et surtout des grands hommes dont la mémoire est encore récente. Qui n'a pas entendu parler de la simplicité et de la modestie de M. de Turenne dans son train et dans ses équipages? « Il se ca« che (dit M. Fléchier dans son oraison funèbre), mais « sa réputation le découvre. Il marche sans suite et sans équipage, mais chacun dans son esprit le met sur un «char de triomphe. On compte, en le voyant, les enne« mis qu'il a vaincus, non pas les serviteurs qui le sui« vent. Tout seul qu'il est, on se figure autour de lui ses « vertus et ses victoires qui l'accompagnent. Il y a je ne « sais quoi de noble dans cette honnête simplicité; et « moins il est superbe, plus il devient vénérable. » Il avoit le même caractère en tout; dans ses bâtimens, dans ses meubles, dans sa table: M. de Catinat, digne disciple d'un tel maître, l'imita dans cette simplicité comme dans ses vertus guerrières.

J'ai entendu dire à des officiers qui avoient servi sous ces deux grands hommes qu'à l'armée leurs tables étoient servies proprement, mais très-simplement ; qu'elles étoient abondantes, mais militaires; qu'on n'y mangeoit que des viandes communes, et qu'on n'y buvoit que du vin tel

qu'il naissoit dans le pays où les troupes se trouvoient. Le maréchal de La Ferté, que son grand âge et ses infirmités avoient mis hors d'état de servir, avoit un fils dont il faisoit préparer les équipages pour la campagne. Son maître-d'hôtel ayant fait par ordre du fils une ample provision de truffes, de morilles, et de toutes les autres choses nécessaires pour faire d'excellens ragoûts, lui en apporta le mémoire. Le maréchal n'eut pas plus tôt vu de quoi il s'agissoit, qu'il jeta le mémoire avec indignation en disant : « Ce n'est pas ainsi que nous avons fait la " guerre. De la grosse viande apprêtée simplement, c'é«< toient là tous nos ragoûts. Dites à mon fils que je ne « veux entrer pour rien dans une dépense aussi folle que ⚫ celle-là, et aussi indigne d'un homme de guerre. On tient ceci d'un officier qui l'a entendu dire au maréchal de La Ferté.

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Le même homme a remarqué que dans la dernière guerre les officiers qui se trouvoient rassemblés à Paris ne s'entretenoient presque que de la bonne chère qu'ils avoient faite pendant la campagne.

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Louis XIV, dans le code militaire qu'il a laissé, et qui renferme divers règlemens pour les gens de guerre, outre ce qui regarde la vaisselle d'argent, les équipages et les habits, recommande en particulier la simplicité et la frugalité des repas, entre pour cela dans un fort grand détail, et défend sous de grosses peines les dépenses et la somptuosité des tables. C'est qu'un prince habile dans l'art de régner comprend aisément de quelle importance il est

Sa majesté voulant par toutes voies ôter les moyens aux officiers-généraux de ses armées de se constituer en des dépenses inutiles et superflues, comme celles qui se font en leurs tables, s'étant introduit une méchante coutume de faire dans les armées des repas plus magnifiques et somptueux qu'ils ne font ordinairement en leurs maisons; ce qui non seulement incommode les plus riches, mais ruine entièrement les moins accommodés, qui,

à leur exemple, par une fausse réputation, croient être obligés de les imiter... Défend, Sa majesté, aux lieutenans-généraux, etc., qui tiendront table, d'y faire servir autre chose que des potages et du rôti, avec des entrées et entremets qui ne seront que de grosses viandes, sans qu'il puisse y avoir aucune assiette volante, ni hors-d'œuvre, etc. Règlemens du 24 mars 1672, et du premier avril 1705.

pour l'état de bannir des armées tout luxe et toute magnificence; de réprimer la folle ambition de ceux qui croient se distinguer par une fausse politesse et par l'étude de tout ce qui énerve et amollit les hommes, et de couvrir de honte des profusions qui consument en peu de mois ce qui serviroit pendant plusieurs années.

§. V. Dignités, honneurs.

Les dignités et les marques de respect qui y sont attachées peuvent avoir de quoi flatter agréablement l'ambition et la vanité de l'homme; mais elles ne lui procurent point par elles-mêmes une véritable gloire ni une solide grandeur, parce qu'elles lui sont étrangères, qu'elles ne sont pas toujours la preuve et la récompense du mérite, qu'elles n'ajoutent rien aux bonnes qualités ni du corps ni de l'esprit, qu'elles ne remédient à aucun de ses défauts, et que souvent au contraire elles ne servent qu'à les multiplier et à les rendre plus remarquables en les rendant publics et les exposant à un plus grand jour. Ceux qui jugent sainement des choses, sans se laisser éblouir par un vain éclat, ont toujours regardé les dignités comnie un poids, dont ils se trouvoient plutôt chargés qu'honorés; et plus elles étoient élevées, plus ce poids leur a paru pesant et terrible. Il n'y a rien de plus grand ni de plus brillant aux yeux des hommes que l'autorité souveraine et la royauté; et il n'y a rien en même temps de plus pénible ni de plus accablant. La gloire qui l'environne fait qu'on admire avec raison ceux qui ont eu le courage de la refuser les travaux et les peines dont elle est inséparable font qu'on admire encore davantage ceux qui en remplissent tous les devoirs.

Ces jeunes Sidoniens qui refusèrent le sceptre qui leur

Ambitione stolidá luxuriosos apparatus conviviorum, et irritamenta libidinum, ut instrumenta belli, lucrantur. Tacit. Hist. lib. 1, cap. 88. 2 Paulatim discessum ad delini

menta vitiorum, balnea, et convi viorum elegantiam; idque apud imperitos humanitas vocatur. Tacit. in vitâ Agric. cap. 21.

étoit offert avoient bien compris, comme Ephestion le leur dit, qu'il y avoit infiniment plus de gloire à mépriser la royauté qu'à l'accepter: primi intellexistis quan- Q.Curt.lib. tò majus esset regnum fastidire, quàm accipere. Et la ré- 4, n. 1. ponse d'Abdolonyme, qu'on avoit tiré de la poussière pour le faire monter sur le trône, marque assez quels étoient ses sentimens. Alexandre lui ayant demandé comment il avoit porté son état de pauvreté et de misère : « Plaise aux dieux, répondit-il, que je puisse porter la « royauté avec autant de force et de courage! utinam, inquit, eodem animo regnum pati possim ! » Ce mot, regnum pati, porter, souffrir la royauté, est plein de sens, et signifie qu'il la regardoit comme un fardeau plus pesant et plus dangereux que la pauvreté.

On verra dans la suite combien il a fallu faire de violence à Numa Pompilius, second roi des Romains, pour lui faire accepter une autorité qui lui paroissoit d'autant plus formidable, qu'elle lui donnoit un pouvoir presque sans bornes, et que, sous le titre spécieux de roi et de maître elle le rendoit effectivement le serviteur et l'esclave de tous ses sujets.

Probi.

Tacite et Probe, qui ont fait tant d'honneur à leur Vopisc.invi place, furent tous deux élevés à l'empire malgré eux. Le tá Taciti et premier eut beau représenter son âge avancé et sa foiblesse qui le mettoient hors d'état de marcher à la tête des armées, tout le sénat lui répondit que c'étoit à son esprit et à sa prudence que l'empire étoit confié, et que c'étoit son mérite que l'on choisissoit, et non son corps. Une lettre que Probe écrivit à un des principaux officiers de l'empire nous apprend quels étoient ses véritables sentimens. « Je n'ai jamais désiré (lui dit-il) la place où je suis; je n'y suis monté qu'à regret, et je n'y demeure « que parce que j'y suis forcé par la crainte de jeter la république dans de nouveaux périls, et de m'y exposer moimême. »

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Quis meliùs quàm senex imperat? Imperatorem te, non militem faci

mus. Tu jube, milites pugnent: ani-
mum tuum, non corpus eligimus.

Vie de Char

Leti.

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Après la mort de l'empereur Maximilien on vit naître les, par de puissantes brigues de la part de ceux qui prétendoient à l'empire. Les deux plus considérables concurrens furent François 1er et Charles v. Les électeurs, pour mettre fin à ces contestations, résolurent de les exclure tous deux comme étrangers, et de mettre la couronne impériale sur la tête d'un homme de leur nation et du nombre des électeurs. Ils choisirent donc, d'une commune voix, Frédéric de Saxe, surnommé le Sage, qui demanda deux jours pour se déterminer, et au troisième il remercia les électeurs avec beaucoup de modestie, en leur représentant qu'à l'âge où il étoit il ne se sentoit pas assez de force pour soutenir un si grand poids. Toutes les remontrances qu'on lui fit n'ayant pu vaincre sa résistance, les électeurs le prièrent de nommer la personne qu'il jugeroit en conscience la plus propre, l'assurant qu'ils s'en rapporteroient à son avis. Frédéric refusa long-temps de le faire; mais enfin, forcé par les vives instances des électeurs, il se déclara pour le roi catholique.

vità Alex.

Ce que nous avons dit de l'autorité souveraine, il faut le dire de toutes les places de l'état et de toutes les magistratures. Les princes les plus éclairés ont écarté les ambitieux, et cherché ceux qui fuyoient les emplois. Ils ont vu, Lamprid. in malgré les ténèbres de l'infidélité « que la république ne pouvoit être sûrement confiée qu'à ceux qui avoient assez « de mérite pour n'oser s'en charger. » Et ils cherchoient avec tant de soin des hommes dignes des premières places, qu'ils en trouvoient à qui il falloit faire violence pour les leur faire accepter, comme Pline le fait remarquer de Trajan.

Sev.

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Tous ces exemples nous montrent qu'il n'y a rien de véritablement grand dans les dignités que le danger qui les environne; qu'il faut mettre la véritable gloire à savoir les mépriser généreusement, ou à ne s'en charger que pour l'utilité publique; que la solide grandeur consiste à renoncer à la grandeur même; qu'on en est esclave dès qu'on la désire, et qu'on est au-dessus d'elle quand on la méprise.

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