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DE LA MANIÈRE D'ENSEIGNER

ET D'ÉTUDIER

LES BELLES-LETTRES.

LIVRE SIXIÈME.

DE L'HISTOIRE.

AVANT-PROBOS

de l'histoire.

Ce n'est 'est pas sans raison que l'histoire a toujours été De l'utilité regardée comme la lumière des temps, la dépositaire des événemens, le témoin fidèle de la vérité, la source des bons conseils et de la prudence, la règle de la conduite et des mœurs. Sans elle, renfermés dans les bornes du siècle et du pays où nous vivons, resserrés dans le cercle étroit de nos connoissances particulières et de nos propres réflexions, nous demeurons tonjours dans une espèce, d'enfance qui nous laisse étrangers à l'égard du reste de l'univers, et dans une profonde ignorance de tout ce qui nous a précédés et de tout ce qui nous environne. 3 Qu'est

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'Historia testis temporum, lux veritatis, vita memoriæ, magistra vite, nuncia vetustatis. Cic. lib. 2, de Orat. num. 36.

• Nescire quid anteà quàm natus TRAITÉ DES ÉTUD. TOM.II.

sis acciderit, id est semper esse pue-
rum. Cic. in Orat. n. 120.

3 Terram hanc cum populis urbi-
busque... puncti loco ponimus, ad
universa referentes: minorem portio-

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ce que ce petit nombre d'années qui composent la vie la plus longue, qu'est-ce que l'étendue du pays que nous pouvons occuper ou parcourir sur la terre, sinon un point imperceptible à l'égard de ces vastes régions de l'univers, et de cette longue suite de siècles qui se sont succédés les uns aux autres depuis l'origine du monde? Cependant c'est à ce point imperceptible que se bornent nos connoissances, si nous n'appelons à notre secours l'étude de l'histoire, qui nous ouvre tous les siècles et tous les pays; qui nous fait entrer en commerce avec tout ce qu'il y a eu de grands hommes dans l'antiquité; qui nous met sous les yeux toutes leurs actions, toutes leurs entreprises, toutes leurs vertus, tous leurs défauts; et qui, par les sages réflexions qu'elle nous fournit, ou qu'elle nous donne lieu de faire, nous procure en peu de temps une prudence anticipée, fort supérieure aux leçons des plus habiles

maîtres.

On peut dire que l'histoire est l'école commune du genre humain; également overfeet utile aux grands et aux petits, aux princes et aux sujets, et encore plus nécessaire aux grands et aux princes qu'à tous les autres. Car comment, à travers cette foule de flatteurs qui les assiégent de toutes parts, qui me cessent de les louer et de les admirer, c'est-à-dire de les corrompre et de leur empoisonner l'esprit et le cœur; comment, dis-je, la timide vérité pourra-t-elle approcher d'eux, et faire entendre sa foible voix au milieu de ce tumulte et de ce bruit confus? Comment osera-t-elle leur montrer les devoirs et les servitudes de la royauté; leur faire entendre en quoi consiste leur véritable gloire; leur représenter que, s'ils veulent bien remonter jusqu'à l'origine de leur institution, ils verront clairement qu'ils sont pour les peuples, et

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nem ætas nostra quàm puncti habet, si tempori comparetur omni, Sencc. de consol. ad Marc. c. 20.

Nullum seculum magnis ingeniis clusum est, nullum non cogitationi pervium. Idem.

mante imbecillitatis angustias libet multùm per quod spatiemur temporis est... Licet in consortium omnis ævi pariter incedere. Idem de brev. vitæ, cap. 14.

Assiduis bonitatis argumentis Si magnitudine animi egredi hu- probavit, non rempublicam suam

non les peuples pour eux; les avertir de leurs défauts, leur faire craindre le juste jugement de la postérité, et dissiper les nuages épais que forme autour d'eux le vain fantôme de leur grandeur et l'enivrement de leur for

tune.

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Marc. c. 4.

Elle ne peut leur rendre ces services si importans et si nécessaires que par le secours de l'histoire, qui seule est en possession de leur parler avec liberté, et qui porte ce droit jusqu'à juger souverainement des actions des rois mêmes, aussi-bien que la renommée, que Sénèque ap- Senec. de pelle liberrimam principum judicem. On a beau faire consol. ad valoir leurs talens, admirer leur esprit ou leur courage, vanter leurs exploits et leurs conquêtes, si tout cela n'est point fondé sur la vérité et sur la justice, l'histoire leur fait secrètement leur procès sous des noms empruntés. Elle ne leur fait regarder la plupart des plus fameux conquérans que comme des fléaux publics, des ennemis du genre humain, des brigands des nations, qui, poussés par une ambition inquiète et aveugle, portent la désolation de contrées en contrées, et qui, semblables à une inondation ou à un incendie, ravagent tout ce qu'ils rencontrent. Elle leur met sous les yeux un Caligula, un Néron, un Domitien, comblés de louanges pendant leur vie, devenus après leur mort l'horreur et l'exécration du genre humain : au lieu que Tite, Trajan, Antonin, MarcAurèle, en sont encore regardés comme les délices, parce qu'ils n'ont usé de leur pouvoir que pour faire du bien aux hommes. Ainsi l'on peut dire que l'histoire, dès leur vivant même, leur tient lieu de ce tribunal établi autrefois chez les Egyptiens, où les princes, comme les particuliers, étoient cités et jugés après leur mort, et que par avance elle leur montre la sentence qui décidera pour

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esse, sed se reipublicæ. Senec. de clari, non minores fuêre pestes morclem. lib. 1, cap. 19.

' Prædo gentium levavit se. Jerem. 4. 7.

* Philippi aut Alexandri latrocinia cæterorumque, qui exitio gentium

talium, quàm inundatio quá planum
omne perfusum est,quàm conflagratio
quá magna pars animantium exaruit.
Sencc. lib. 3, nat. quæst. in præfat.

toujours de leur réputation. Enfin c'est elle qui imprime aux actions véritablement belles le sceau de l'immortalité, et qui flétrit les vices d'une note d'infamie que tous les siècles ne peuvent effacer. C'est par elle que le mérite méconnu pour un temps, et la vertu opprimée, appellent au tribunal incorruptible de la postérité, qui leur rend avec dédommagement la justice que leur siècle leur a quelquefois refusée, et qui, sans respect pour les personnes, et sans crainte d'un pouvoir qui n'est plus, condamne avec une sévérité inexorable l'abus injuste de l'autorité.

Il n'est point d'âge, point de condition qui ne puisse tirer de l'histoire les mêmes avantages; et ce que j'ai dit des princes et des conquérans comprend aussi, en gardant de justes proportions, toutes les personnes constituées en dignité; ministres d'état, généraux d'armée, officiers, magistrats, intendans, prélats, supérieurs ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers, les pères et mères dans leur famille, les maîtres et maîtresses dans leur domestique, en un mot, tous ceux qui ont quelque autorité sur les autres. Car il arrive quelquefois à ces personnes d'avoir dans une élévation très-bornée plus de hauteur, de faste et de caprices que les rois, et de pousser plus loin l'esprit despotique et le pouvoir arbitraire. Il est donc très-avantageux que l'histoire leur fasse à tous d'utiles leçons; que d'une main non suspecte elle leur présente un miroir fidèle de leurs devoirs et de leurs obligations; et qu'elle leur fasse entendre qu'ils sont tous pour leurs inférieurs, et non leurs inférieurs pour eux.

Ainsi l'histoire, quand elle est bien enseignée, devient une école de morale pour tous les hommes. Elle décrie les vices, elle démasque les fausses vertus, elle détrompe des erreurs et des préjugés populaires, elle dissipe le prestige enchanteur des richesses et de tout ce vain éclat qui éblouit les hommes, et démontre, par mille exemples plus per

'Præcipuum munus annalium reor, ne virtutes sileantur, utque pravis dictis factisque ex posteritate et in

famiá metus sit. Tacit. Annal. lib.3, cap. 65.

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