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troupes dans une telle expédition? ou plutôt que n'y a-t-il point à perdre! Accoutumés comme ils sont à passer d'une contrée dans une autre, s'ils s'avisent de « prendre la fuite devant vous, non par crainte ou par làcheté, car ils sont très-courageux et très-aguerris, mais « dans le dessein de harasser et de ruiner votre armée par << de continuelles et de pénibles courses, que deviendront« nous dans un pays inculte, stérile et dénué de tout, << nous ne trouverons ni fourrage pour nos chevaux, ni « nourriture pour nos soldats? Je crains, seigneur, qu'une fausse idée de gloire et des conseils flatteurs ne vous précipitent dans une guerre qui pourra tourner à la honte « de la nation. Vous jouissez d'une paix tranquille au mi« lieu de vos peuples, dont vous faites l'admiration et le bonheur. Vous savez que les dieux ne vous ont placé sur « le trône que pour être le coadjuteur, ou plutôt le ministre de leur bonté encore plus que de leur puissance. « Vous vous piquez d'être le protecteur, le tuteur, le père « de vos sujets; et vous nous répétez souvent, parce que « vous le pensez ainsi, que vous ne vous croyez roi que « pour les rendre heureux. Quelle joie pour vous, grand prince, d'être la source de tant de biens, et de faire vivre « à l'ombre de votre nom tant de peuples dans un si ai<< mable repos ! La gloire d'un roi qui aime son peuple et qui en est aimé, qui, loin de faire la guerre aux nations voisines ou éloignées, les empêche de l'avoir entre elles, « n'est-elle pas infiniment plus touchante que celle de ravager la terre en répandant par tout le carnage, le « trouble, l'horreur, la consternation, le désespoir? Mais « un dernier motif doit encore faire plus d'impression sur « votre esprit que tous les autres; c'est celui de la justice. « Vous n'êtes point, graces aux dieux, de ces princes1

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qui ne reconnoissent d'autre loi que celle du plus fort, « et qui regardent comme un privilége attaché à la royauté, « à l'exclusion des simples particuliers, d'envahir le bien

'Id in summá fortuná æquius, regiam laudem esse. Tacit. Annal. lib. quod validius: et sua retinere, 15, cap. 1. privatæ domus; de alienis certare,

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que

« d'autrui. Vous ne faites point consister votre grandeur << à pouvoir tout ce que vous voulez, mais à ne vouloir « ce que vous pouvez selon les lois, et ce que vous devez. « En effet, sera-t-on injuste et ravisseur quand on ne prend « que quelques arpens de terre à son voisin? et sera-t-on juste, sera-t-on héros quand on usurpe et qu'on envahit « des provinces entières? Or j'ose vous demander, sei« gneur, quel titre avez-vous sur la Scythie? Quel tort vous << ont fait les Scythes? Quelle raison pouvez-vous alléguer « pour leur déclarer la guerre ? Celle que vous avez por«tée contre les Babyloniens étoit en même temps et né« cessaire et juste; aussi les dieux l'ont-ils favorisée «< d'un heureux succès. C'est à vous, seigneur, de juger «< si celle que vous entreprenez maintenant a les mêmes «< caractères. >>

Il n'y avoit que le zèle généreux d'un frère uniquement occupé de la gloire de son prince et du bien public qui pût inspirer une telle liberté; mais aussi il n'y avoit du côté du prince qu'une parfaite modération capable de la souffrir. Darius 2, comme Tacite le remarque d'un grand empereur, avoit su joindre deux choses qui, pour l'ordinaire, sont inalliables, la souveraineté et la liberté. Loin de se choquer de celle que son frère avoit prise, il le remercia de son conseil, mais n'en profita pas. L'engagement étoit pris. Il partit de Suse à la tête d'une armée de sept cent mille hommes: sa flotte étoit de six cents vaisseaux, composée principalement d'Ioniens, et d'autres nations grecques qui habitoient les côtes de l'Asie mineure et de l'Hellespont. Il marcha vers le bosphore de Thrace, qu'il passa sur un pont de bateaux : après quoi, s'étant rendu maître de toute la Thrace, il arriva sur les bords du Danube, appelé autrement Ister, où il avoit ordonné à sa flotte de le venir joindre. Il érigea en plusieurs endroits de son passage des colonnes avec des inscriptions magnifiques, dans

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l'une desquelles il s'appeloit LE MEILLEUR ET LE PLUS BEAU DE TOUS LES HOMMES. Quelle vanité! quelle petitesse!

Senec.de ira,

cap. 16.

Encore si les défauts de ce prince se fussent terminés à des sentimens d'orgueil et de vanité, ils paroîtroient peut-être plus pardonnables; du moins n'auroient-ils pas été si funestes pour ses sujets. Mais comment concilier avec le caractère de Darius, qui paroissoit plein de bonté Herod. lib. et de douceur, la cruauté barbare qu'il exerça à l'égard 4, cap. 84. d'Oebazus, vieillard respectable par sa qualité et par son mérite? Il avoit trois enfans qui se préparoient à suivre le prince dans son expédition contre les Scythes. A son départ de Suse, ce père lui demanda par grâce de vouloir bien lui laisser un de ses enfans pour être la consolation de sa vieillesse. Un seul ne suffit pas, répliqua Darius, je veux vous les laisser tous trois; et sur-le-champ il les fit mourir.

Après avoir passé le Danube sur un pont de bateaux, Herod. lib.4, il avoit dessein de le rompre, afin de ne point affoiblir son cap. 97-101. armée par le gros détachement des troupes qu'il seroit obligé de laisser à sa garde. Un de ses officiers lui représenta qu'il étoit bon de se réserver cette ressource en cas de quelque accident fâcheux dans la guerre qu'il entreprenoit. Il le crut, et confia la garde du pont aux Ioniens qui l'avoient construit, avec permission de s'en retourner chez eux, s'il ne revenoit dans l'espace de deux mois; puis il s'avança dans la Scythie.

Dès que les Scythes eurent appris que Darius marchoit Herod. lib. contre eux, ils délibérèrent ensemble sur les mesures qu'ils 4, c. 102, et 118-119. devoient prendre. Ils sentirent bien qu'ils n'étoient pas en état de résister seuls à un ennemi si formidable. Ils députèrent vers tous les peuples voisins pour leur demander du secours, en leur remontrant que le danger étoit commun, et qu'ils avoient tous un égal intérêt à repousser un ennemi qui en vouloit à tous. Quelques-uns répondirent favorablement à leur demande ; d'autres refusèrent absolument d'entrer dans une guerre qui ne les regardoit point, et ils eurent bientôt lieu de s'en repentir.

Herod.lib.4,

Les Scythes avoient pris la sage précaution de mettre cap.120-125.

сар.126-127.

en sûreté leurs femmes et leurs enfans, en les faisant passer sur des chariots vers les parties les plus septentrionales avec tous leurs troupeaux, ne se réservant que ce qui étoit nécessaire à l'armée pour les vivres. Ils avoient eu soin aussi de boucher tous les puits et toutes les fontaines, et de consumer tous les fourrages dans les lieux où les Perses devoient passer. Ils allèrent donc à leur rencontre avec leurs alliés, non pour leur livrer combat, ils avoient bien résolu de l'éviter, mais pour les attirer dans les lieux où ils avoient intérêt qu'ils vinssent. En effet, dès que les Perses paroissoient vouloir les attaquer, ils se retiroient toujours devant eux en avançant dans le pays; et ils les conduisirent ainsi de contrée en contrée chez tous les peuples qui avoient refusé d'entrer dans leur alliance, dont les terres furent entièrement ravagées par la double armée des Perses et des Scythes.

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Herod.lib.4, Darius, fatigué par ces longues courses qui ruinoient son armée, envoya un héraut au roi des Scythes, appelé Indathyrse, et lui dit par sa bouche: « Prince des Scythes, pourquoi fuis-tu continuellement devant moi? Que ne « t'arrêtes-tu enfin, ou pour me donner bataille, si tu te crois en état de me résister; ou, si tu te sens trop foible, << pour reconnoître ton maître, en lui présentant la terre « et l'eau »>? Les Scythes étoient fiers, extrêmement jaloux de leur liberté, et ennemis déclarés de tout esclavage. Indathyrse répondit ainsi : « Si je fuis devant toi, prince « des Perses, ce n'est pas que je te craigne : je ne fais autre « chose maintenant que ce que j'ai coutume de faire en « temps de paix. Nous n'avons, nous autres Scythes, ni villes ni terres à défendre: si tu veux nous forcer au com«bat, viens attaquer les tombeaux de nos pères, et tu << sentiras qui nous sommes. Pour la qualité de maître que << tu prends, garde-la pour d'autres que pour les Scythes. « Je ne reconnois pour maîtres que le grand Jupiter, l'un « de mes aïeux, et la déesse Vesta. »

Herod.lib.4.

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Plus Darius s'avançoit dans le pays, plus son armée cap.128-132. avoit à souffrir. Elle étoit réduite à une fort grande extrémité, lorsqu'il arriva de la part des Scythes un héraut

chargé d'offrir pour présens à Darius un oiseau, une souris, une grenouille et cinq flèches. Il demanda ce que signifioient ces présens. L'officier répondit qu'il avoit ordre simplement de les lui offrir, et rien de plus; que c'étoit à lui d'en pénétrer la signification. Ce prince conclut d'abord que les Scythes lui livroient la terre et l'eau, marquées par la souris et la grenouille; leur cavalerie, qui avoit la légèreté des oiseaux; leurs propres personnes et leurs armes, désignées par les flèches. Gobryas, l'un des sept qui avoient conjuré contre le mage, donna un autre sens à l'énigme. « Sachez, dit-il aux Perses, que « si vous ne vous envolez dans l'air comme les oiseaux, « ou si vous ne vous cachez dans la terre comme les souris, ou si vous ne vous enfoncez dans l'eau comme les « grenouilles, vous ne pourrez échapper aux flèches des Scythes. »

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pag. 305, et 7.16, p. 737.

En effet l'armée entière, conduite dans une région vaste, Strab. lib. 7, inculte, déserte, et absolument destituée d'eau, se trouva exposée à un danger presque inévitable de périr; et Darius lui-même ne fut pas exempt de ce péril. Il dut son salut à un chameau qui, chargé d'eau, le suivit avec beaucoup de peine dans cet affreux désert. Le prince n'oublia pas son bienfaiteur. Pour le récompenser du service qu'il lui avoit rendu, et des fatigues qu'il avoit essuyées, à son retour en Asie, il lui assigna pour sa nourriture un certain endroit qu'il possédoit en propre, et qu'on nomma par cette raison Gaugamèle, c'est-à-dire, en langue persane, Maison du Chameau. C'est auprès de cette petite ville que Darius Codoman fut vaincu pour la seconde fois par Alexandre-leGrand.

Darius ne délibéra pas davantage, et il se vit forcé Herod.lib.4, malgré lui de renoncer à sa folle entreprise. On songea cap. 134-140. donc sérieusement au retour, et l'on jugea bien qu'il n'y avoit point de temps à perdre. Quand la nuit fut venue, pour tromper l'ennemi, les Perses allumèrent beaucoup de feux à l'ordinaire, et ayant laissé dans le camp les vieillards et les malades avec tous les ânes, qui faisoient beaucoup de bruit, ils se mirent en marche pour regagner le Danube,

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