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secrets motifs, et le concours d'une foule de circonstances intérieures et relatives, que l'oeil d'un tiers ne pénètre jamais. Chacun sait cela par sa propre expérience, et personne ne se corrige de cette fureur de critiquer, blâmer, juger les actions des autres: qui provient quelquefois d'un profond sentiment de vérité et de justice, mais qui n'est, pour l'ordinaire, que l'effet de l'envie et de la malignité, et toujours l'indice et la preuve d'une grande confiance dans ses propres lumières, fort opposée à cette modestie, dont l'extérieur est du moins un agrément de société et un devoir de prudence, lors même qu'on ne peut parvenir à s'en donner le sentiment.

Une observation facile devroit contribuer à garantir de l'excès de l'amour-propre. Il n'y a qu'à examiner nos connoissances les plus intimes, nous verrons que le jugement qu'elles portent sur elles-mêmes est fort au-dessus de leur prix réel. N'est-il donc pas plus que probable que nous donnons dans la même erreur? Que cette réflexion humiliante ne rende pás timide; mais qu'elle augmente l'ardeur à fonder sa propre estime sur la base du vrai mérite.

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DE LA FRANCHISE.

CETTE antique vertu, si révérée par

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chevaliers des siècles de l'héroïsme, provient du sentiment intérieur d'une âme honnête, qui ne craint pas de se dévoiler, et d'une âme forte, qui redoute peu l'opinion, lorsqu'elle est sûre de sa propre intégrité. Mais notre vigueur est si affoiblie, notre ambition si dégradée, notre politesse si circonspecte, que la nature succombe sous l'art, et que la candeur, ce précieux caractère d'une âme souverainement vraie n'est plus qu'une qualité dangereuse pour le propriétaire, ou même un ridicule. Nous substituons de plus en plus l'artificiel au simple, le joué au sincère, et les grâces factices à celles de l'ingénuité.

Il est peu de spectacle plus singulier que celui qui s'offre à l'observateur exercé, qui, connoissant l'homme, en pénètre le masque, et se trompe rarement sur ses secrets motifs. Il entend presque toujours autrement qu'on ne parle, il voit autrement qu'on ne fait, et lorsque vous paroissez aller là-haut, il coupe là-bas, et vous attend au détour.

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Un rôle bien neuf, au milieu d'une cour corrompue, seroit celui d'un homme de lumières et de crédit, qui, n'ayant rien à craindre ni à espérer, oseroit porter les grands principes du droit naturel jusqu'au pied du trône, qui, indépendant de la faveur ou de la haine, démasqueroit la feinte, soutiendroit l'innocence, combattroit l'oppression, et oseroit en tout temps dire la vérité. « J'aime entre les galants» hommes, dit Montaigne, qu'on s'exprime » courageusement, que les mots aillent où va » la pensée. Il nous faut fortifier l'ouïe et la >> durcir contre cette tendreur du son cérémo>nieux des paroles. » Cette noble sincérité est aussi en diverses occasions une excellente politique: elle déroute l'homme fin, qui croit encore plus difficilement à la franchise, que l'homme vrai et honnête ne croit au mensonge et à la bassesse.

Moins on est foible, et moins les ménagemens dans les discours deviennent nécessaires. Le - flatteur ou le timide considère comme un mal

adroit l'âme généreuse qui ose penser haut : elle seroit en effet si son but étoit le leur, ou si son désir de s'élever n'étoit subordonné à celui d'être juste et vrai. Vous l'appelez imprudent parce qu'il vous a déplu; mais qui vous a dit qu'il cherchoit à vous plaire? Il faisoit

mieux, il vouloit vous servir, ou vos dépendances: il semoit peut-être dans votre cœur des germes d'équité, ou y versoit le contre-poison de quelques erreurs dangereuses. Finalement il n'avoit pas besoin de vous ni de votre approbation, et il pensoit peut-être qu'il ne falloit pas tant se gêner, puisque si peu d'hommes en valent la peine, et qu'en outre il ne leur demande rien.

Ce qui rend la plupart des conversations si insipides, c'est qu'il y a peu de gens qui aient la force de réfléchir par eux-mêmes, ou le courage de se répandre avec sincérité. Le plus grand nombre de leurs pensées paroissent des copies du même original; toutes leurs phrases semblent des jets du même moule; et lâches échos les uns des autres, ils n'oseroient produire leurs propres maximes ou leurs propres sentimens. Heureux si l'esprit d'imitation et l'habitude d'être dirigés leur permet d'avoir encore quelques opinions qui leur appartiennent. On deviner chez beaucoup de personnes peut qui elles ont fréquenté le même jour, parce qu'elles changent aussi souvent de manière de voir que de compagnie, et que les derniers qui parlent leur paroissent toujours les plus judicieux lors même qu'elles les ont le plus contredit.

La franchise porte avec elle un caractère de

force, de bonhomie et de dignité.

Elle est

d'être

plus tranquille, parce qu'elle ne craint pas pénétrée : elle est plus aisée, plus naturelle, parce qu'il est facile de paroître ce qu'on est en effet : elle favorise les affaires, parce qu'elle inspire la confiance: elle tire d'une foule d'embarras où la feinte succombe, en disant simplement les choses telles qu'elles sont, les obstacles qui s'opposent, les motifs qui déterminent : elle est plus éloquente, parce que la vérité porte la persuasion avec elle: elle est prompte dans ses desseins, parce qu'elle marche droit, où la ruse se perd en détours. Cette dernière est au-dessus de l'homme médiocre parce qu'il emploie mal l'artifice, et au-dessous du vrai mérite, parce qu'il n'en a pas besoin. Mais la franchise n'exclut pas la nécessité d'une sage discrétion. C'est sans doute un devoir de ne pas feindre; mais c'en est un de ne pas se livrer sans réserve: il faut l'arrêter où commencent la dureté, la témérité, surtout lorsqu'elles n'ont pas un objet d'utilité certaine; sans quoi on court les risques du peintre de la fable, qui perdit toutes ses pratiquès par la vérité de ses portraits, et qui ne les regagna qu'en s'attachant à être plus flatteur qu'exact.

Un noble aveu de ses torts, lorsqu'on a le malheur d'en avoir, fait partie de la franchise.

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