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facilement diriger pour son propre bien, et goûtera mieux le fruit de vos bons procédés.

L'homme ordinaire, et jusques à l'habile homme, doivent prendre pour guides les préceptes généraux ; mais l'homme supérieur domine l'art, qui ne se forma que sur le modèle de ses semblables. On le voit créer la règle d'après les circonstances, et en changer avec elles : se confiant dans les ressources qu'il porte en lui-même, il s'inquiète peu de l'avenir, et ne craint pas quelquefois de donner de l'avance à ses rivaux, sûr de les rattraper au besoin. Il est rarenrent plus adroit que lorsqu'il paroît le plus in conséquent. Par exemple, vous voyez quelqu'un pour la première fois; son ton vous paroft présomptueux, ses opinions singulières, son savoir pédanterie, sa franchise dureté, sa hardiesse impudence: vous le quittez mécontent de vous et de lui-même; mais vous ignorez que cet homme vient de jeter les fondemens de l'ascendant qu'il prendra bientôt sur vous; ... qu'il saura détruire les impressions de sa vanité, et en laisser subsister d'autres qu'elle a fait naître vous ignorez que sa hardiesse, même en vous blessant, vous en a imposé, et que les brusqueries, ou les dures vérités, rendront par la suite ses éloges plus flatteurs, ses complaisances plus douces, sa bonté plus

touchante Quel dommage! direz-vous. —

:

Mais sans ce dommage - là il n'eût été à vos

yeux qu'un homme ordinaire. — Le grand art de l'art c'est de cacher l'art (1).

DE LA CONVERSATION.

L'ART

ART de plaire en parlant est d'un usage continuel. C'est peut-être dans la philosophie ¡qu'il faut en chercher les grands secrets; et qui n'a pas la force d'en suivre les principes, devroit, du moins par amourp-ropre, se les rendre familiers. Ils sont les vrais ornemens du discours, comme les premiers guides de la raison. Aucune idée, grande ou noble, qui ne s'appuie sur cette base; presque chaque phrase qu'on prononce est un jugement indirect, dont la justesse et l'à-propos décident la valeur. Sans la science d'apprécier les objets, on fait de fausses applications de ses talens, et leur usage -peut devenir plus dangereux qu'utile

(1) Les gens les plus fins disent quelquefois des absurdités', sans y croire eux-mêmes, ni chercher à en persuader les autres; mais seulement pour voir l'effet qu'elles produisent sur eux. C'est un piége adroit pour pénétrer leurs intentions, parce qu'on se défie moins d'une inconséquence apparente que d'un propos réfléchi.

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Rien ne donne à la conversation des agré

mens plus solides que les traits qui partent

d'une bonté éclairée. L'esprit le plus brillant n'obtient qu'une stérile admiration, que l'envie et une secrète malveillance accompagnent; au lieu que les qualités du cœur remportent le doux prix de l'amitié et de l'estime.

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Quelque vivacité d'imagination que l'on ait, la bonne plaisanterie ne roule que dans un cercle étroit, dont le retour perd son piquant. Mais les traits d'élévation, de candeur et de noblesse, sont comme les bons procédés, toujours neufs et intéressans. Les personnes qui n'ont que de l'esprit sont des connoissances agréables pour quelques jours; les personnes à sentiment font des haisons précieuses pour toute la vie.

La manière dont on dit les choses est presque aussi importante que les choses mêmes. Pour un homme de sens, qui sait apprécier le réel de vos pensées, il en est vingt autres qui vous jugent encore plus sur le stile et le ton dont vous les présentez. L'attitude, le geste, le regard, le son de voix contribuent aussi beaucoup à la persuasion, et ne sont point à négliger. Chacun ne peut pas avoir des grâces; mais on peut y suppléer en partie par un extérieur qui est toujours en place: c'est le ton doux, assuré

et tranquille. Il faut aussi y joindre l'apparence de la plus grande attention à ce que les autres font ou disent: cela donne un air d'observation et de sensibilité qui les prévient en notre faveur et flatte leur amour-propre.

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Les discours, comme les actions, devroient s'accompagner d'un air libre, aisé, simple, franc, sincère; il faut que chaque mouvement semble partir du cœur, et non que le corps semble diriger l'âme. On doit tâcher d'y joindre une certaine aménité et un tact de bienséance, qui ne s'acquiert que dans le commerce des gens polis, et plus particulièrement dans celui des femmes, C'est peut-être aux égards, aux respects que les François leur accordent, qu'ils doivent la réputation méritée d'être le peuple de l'Europe le plus sociable. Ils ont pris dans la fréquentation familière des deux sexes, modérément réprimée par la décence, leur civilité, l'enjouement, les grâces, la vivacité, la délicatesse, le goût, la complaisance, jointes à cette fleur de galanterie et de tact qui les distinguent si avantageusement; mais peut-être qu'ils, y prirent aussi les défauts que les autres nations leur reprochent avec quelque apparence de justice; comme vanité, inconséquence, frivolité, et surtout cet esprit de minutie et de légèreté, qui leur fait immoler le solide au brillant,

l'utile à l'agréable, la raison à l'esprit, l'avenir au moment; et qui, par une suite de ce même caractère, met tant de fougue dans le début de leurs entreprises, tant d'insouciance dans les poursuites de long cours, ou les fait passer rapidement d'un extrême à l'autre.

Malgré cette inconstance, nulle nation n'est peut-être plus capable de grandes choses: ou du moins nul peuple ne peut être gouverné par des motifs plus généreux; parce qu'il n'en est point dont l'imagination soit plus inflammable, le génie plus actif; point de plus sensible à l'esprit, à l'honneur, point de plus porté au dévouement et à la reconnoissance envers ses chefs.-François, François ! répétoit souvent Frédéric que ne suis-je votre Roi!

Mais par quelle fatalité la nation la plus aimable est-elle la moins aimée de ses voisins (1)?

(1) Cette grande question seroit plus facile à répondre à l'époque de cette nouvelle édition qu'à celle des précédentes ? Mais je me borne à désirer que quelques-uns de leurs principaux gouvernans puissent chercher eux-mêmes à résoudre cet important problème. Qu'ils parcourent en idée la circonférence de leurs frontières, les faits et les relations politiques de tant de peuples agités, angoissés, bouleversés, et par qui? pourquoi? comment? Qu'ils comparent leur état passé au présent, les premiers mobiles aux suivans, les suivans à l'issue: qu'ils se demandent enfin avec impartialité quels sont nos titres à l'estime, à l'attachement, à la reconnoissance? Si dans cet examen ils trouvoient des plaignans fondés, qu'ils se persuadent aussi qu'il est de la dignité nationale

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