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Si mes pensées paroissent quelquefois durement vraies, c'est que je suis persuadé qu'il n'y a que les idées fortes qui forment les âmes vigoureuses. Des maximes triviales sont suffisantes dans la jeunesse, mais deviennent inutiles dans un âge plus avancé. Le cours du monde exige qu'à la flexibilité, qui sait se plier aux maux inévitables, on joigne l'énergie qui fait résister aux moindres, mépriser les dangers utiles, et vaincre les obstacles. Je n'ai pas donné un précepte sans le motiver, et sans en peser l'effet probable: mais je ne réponds que de la pureté de mes intentions, non de la certitude de mes calculs. La briéveté que je me suis prescrite m'a fait quelquefois supprimer les détails et conséquences intermédiaires, ce qui m'expose au blâme de n'avoir pas toujours assez lié mes pensées : mais ce qu'on peut perdre à ce remplissage omis sera plus que compensé par la précision et la clarté.

Je me suis aussi affranchi de tout ordre et règles scolastiques: j'ai suivi la marche qui m'a paru la plus conforme à celle de l'esprit humain, et à l'enchaînement le plus naturel entre les principes et objets discutés. J'ai pris l'homme par son grand mobile, l'intérêt personnel, et après lui avoir démontré par la seule raison, qu'abstraction faite de toute idea TOME 1,

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religieuse, vertu et honneur ne sont qu'une même chose dans son existence actuelle j'ai ensuite recours à la religion naturelle, et par les perspectives d'une vie future, et les preuves de l'existence d'un Dieu juste et rémunérateur, j'ajoute un nouveau degré de persuasion.

Une difficulté des plus embarrassantes, c'est de parler à la fois pour tous les états. S'il est de la dernière importance que la classe des grands soit sans préjugés, il est peut-être nécessaire que les classes inférieures conservent une partie des leurs. N'y auroit-il pas de la dureté à donner à des esclaves des sentimens de héros, et de ravir à l'heureux ignorant ses consolantes illusions?

Il n'est pas plus aisé de tenir le même langage aux différentes nations: car quoique la vérité soit immuable dans son tout, elle varie dans ses détails, et diffère dans ses applications, suivant le besoin des lieux et des siècles. Dans un pays d'ignorance où l'esprit est timide et la philosophie au berceau, les ouvrages médiocres doivent l'emporter sur les bons; parce que ces derniers s'éloignent trop des notions reçues. Il y a trois cents ans que bien écrire eût été mal écrire nos chefs-d'oeuvres eussent été brûlés ou sans lecteurs; par la même raison. de nos jours ce manant qui liroit sans

que,

intérêt Locke, Montesquieu ou Clarisse, s'extasie sur quelque mauvais conte de l'almanach, ou sur les hauts faits de Fortunatus et de la belle Maguelone; par la même raison que, de 'nos jours (1), les principes qui seront jugés très-simples à Londres, Pétersbourg, Berlin, et récemment à Vienne, seront hardis à Paris, téméraires à Venise, profanes à Rome, exécrables à Madrid, et à Lisbonne pourroient conduire au bûcher. Les livres, comme les lois, ne peuvent convenir également à tous les peuples il faut qu'ils se règlent sur le climat, la constitution, les lumières et le degré de tolérance. Je crois honorer ma patrie en disant que je ne pense pas avoir dépassé les bornes dé la sienne.

Si mon but principal eût été de plaire, il m'eût été facile d'adoucir mon ton, et, en flattant l'amour - propre d'autrui, de mieux assurer les triomphes du mien. Quelques jours de travail eussent retranché des vérités austères, auxquelles ni l'homme en place, ni l'homme de plaisir n'aime être rappelé. Je viens de consulter des gens prudens sur l'effet que j'en dois attendre : ils pensent que je me procurerai quelques amis tiédes, et nombre d'ennemis chauds.

(1) 1785.

que

Ce n'étoit point ce dont je m'informois. Je demande si mon ouvrage sera plus utile nuisible? On répond plus utile. Eh bien! qu'on l'imprime.

Si quelque âme forte me reprochoit d'avoir été par fois trop circonspect, trop retenu, ou d'avoir supprimé certaine vérité d'éclat, qu'elle se rappelle que le même degré de « lumière qui « pouvoit l'éclairer, en eût aveuglé d'autres. »

Si quelque âme sévère me reprochoit quelque écart de décence, un ton de légèreté sur des objets sérieux, un excès d'indulgence sur des devoirs de second ordre, ou quelques traits de faux brillant qui nuisent à la simplicité, qu'elle pense que, pour instruire il faut plaire; que pour persuader il faut être lu, et que l'’indulgence sur les petites choses donne plus de poids à la sévérité sur les grandes.

Pour tout autre critique, je n'ai qu'un mot à répondre Faites mieux, et je vous lirai avec plaisir, avec reconnoissance.

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CRAINDRE

INDRE et désirer sont les deux grands ressorts des actions humaines. Toute crainte

suppose un mal. Tout désir suppose un bien.

Quels sont les vrais maux et les vrais biens? Quels sont les moyens d'éviter les premiers, d'obtenir les seconds? Cette recherche fait l'objet principal de la philosophie, qui, sans exclure aucune vérité, a essentiellement l'homme pour étude, la sagesse pour but, la morale pour moyen, et peut s'appeler l'École du bonheur, ou l'Art de vivre.

Les autres sciences n'ont qu'une utilité momentanée ; celle-ci en a une constante.

«Elle est de tout pays, de tout âge, de tout » état. » Il n'est aucun moment de notre vie où elle ne puisse nous servir de guide, en indiquant des devoirs à remplir, des plaisirs à goûter, des écueils à craindre. Elle ennoblit notre existence, élève l'âme à sa source, et la détache

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