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Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'où dépendaient ces mariages? d'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises, et qu'ils vous les ont conservées? Mille autres aussi habiles qu'eux, ou n'ont pu en acquérir, ou les ont per

et sur quelque mérite qui soit en vous, et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc et il n'y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.

Que s'ensuit-il de là? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée; et que, si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître par une pensée plus cachée, mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaît pas peutdues après les avoir acquises. Vous imaginez-être ce secret. Il croit que la noblesse est une

vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs, qui ont pu avoir de bonnes raisons pour l'établir, mais dont aucune certainement n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi, tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un titre fondé sur la nature,

mais sur un établissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois, qui s'est trouvée favorable à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager: et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme dont nous avons parlé, qui ne possèderait son royaume que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession, et l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité

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grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même, en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imaginât que ce royaume lui était dû, qu'il le méritait, et qu'il lui appartenait de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de qualité, qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel ?

Que cet avis est important! Car tous les emportements, toute la violence et toute la fierté des grands ne viennent que de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement comme égaux à tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu'ils n'ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s'oublier soi-même pour cela, et croire qu'on a quelque excellence réelle au-dessus d'eux: en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous

découvrir.

II.

Il est bon que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous serait pas dû; car c'est

une injustice visible: et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru, avec raison, devoir honorer certains états, et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, et en l'autre les roturiers: en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela? parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement: après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de le troubler.

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans les qualités réelles et effectives de l'âme et du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière, l'esprit, la vertu, la santé, la force. Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs; mais, comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures, qui doivent être néanmoins accompagnées, comme nous l'avons montré, d'une reconnaissance inté rieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux: il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs.

Mais pour les respects naturels, qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons, au contraire, le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à votre qualité, je ne manquerais pas d'avoir

pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.

Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs naturelles. Monsieur N. est un plus grand géomètre que moi; en cette qualité, il veut passer devant moi : je lui dirai qu'il n'y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle; elle demande une préférence d'estime; mais les hommes n'y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui, et l'estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même, si, étant duc et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander; et assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

III.

Je veux donc vous faire connaître votre condition véritable; car c'est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu'est-ce, à votre avis, que d'être grand seigneur? C'est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et pouvoir ainsi satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui vous les assujettissent : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu'ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils désirent, et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité, qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.

Vous êtes de même environné d'un petit nombre de personnes sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence. C'est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d'étendue; mais vous êtes égal, dans le genre de

royauté, aux plus grands rois de la terre. Ils | à l'égard de toutes choses. Il est fait pour con

sont comme vous des rois de concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force; c'està-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qui lui sont propres, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc pas les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs; soulagez leurs nécessités; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalité, par la débauche, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête; mais c'est toujours une grande folie que de se damner: et c'est pourquoi il ne faut pas en demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin; il me suffit de vous avoir détourné de ces voies brutales où je vois que plusieurs personnes de qualité se laissent emporter, faute de bien en connaître la véritable nature.

SECONDE PARTIE,

CONTENANT LES PENSÉES IMMÉDIATEMENT RELATIVES A LA RELIGION.

ARTICLE PREMIER.

Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à l'égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses.

I.

Rien n'est plus étrange dans la nature de l'homme que les contrariétés qu'on y découvre

naître la vérité; il la désire ardemment, il la cherche; et cependant, quand il tâche de la saisir, il s'éblouit et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. C'est ce qui a fait naître les deux sectes de pyrrhoniens et de dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables, qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de l'homme, lorsqu'il n'a point d'autre lumière que celle qu'il trouve dans sa nature.

Les principales raisons des pyrrhoniens sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n'y ayant point de certitude hors la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon ou par un démon méchant, s'il a été de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en doute si ces principes nous sont donnés, ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il veille, ou s'il dort, vu que, durant le sommeil, on ne croit pas moins fermement veiller qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements; on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé. De sorte que, la moitié de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu, où, quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions; qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu différent du premier dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes?

Je laisse les discours que font les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l'éducation, des mœurs, des pays, et les autres choses semblables, qui entraînent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements.

L'unique fort des dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons, disent-ils, la vérité, non-seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse; et c'est de

impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t-il, au contraire, qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise?

Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, ô

par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune. Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité.

cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes. C'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'in-homme! qui cherchez votre véritable condition certitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent : car la connaissance des premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances d'intelligence et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés, dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent; le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment et à l'intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il serait ridicule que l'intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment! Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que très-peu de connaissances de cette sorte toutes les autres ne peuvent être acquises que par le raisonnement.

Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement, ou au dogmatisme, ou au pyrrhonisme; car qui penserait demeurer neutre serait pyrrhonien par excellence : cette neutralité est l'essence du pyrrhonisme; qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux. Que fera donc l'homme en cet état? Douterat-il de tout ? doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle? doutera-t-il s'il doute? doutera-t-il s'il est? On ne saurait en venir là; et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison

Considérons-le maintenant à l'égard de la félicité qu'il recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions; car tous les hommes désirent d'être heureux : cela est sans exception. Quelque différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendent. Et cependant, depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets; nobles, roturiers; vieillards, jeunes forts, faibles; savants, ignorants; sains, malades; de tout pays, de tout temps; de tous âges et de toutes conditions.

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Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de l'impuissance où nous sommes d'arriver au bien par nos efforts mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort, qui en est le comble éternel.

C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, astres, éléments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerres, vices, crimes, etc. L'homme étant déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait été capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu'à sa destruction propre, toute

contraire qu'elle est à la raison et à la nature tout ensemble.

Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes; et ceux qu'on appelle philosophes n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché ont considéré qu'il est nécessaire que le bien universel, que tous les hommes désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel, que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne pût le perdre contre son gré. Ils l'ont compris; mais ils n'ont pu le trouver: et au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu fantastique.

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Ainsi les philosophes ont beau dire: Rentrez en vous-même, vous y trouverez votre bien, on ne les croit pas; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent les stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements? Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois; et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu'il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux, que la santé ne peut imiter.

II.

La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir dieux: les autres ont voulu renoncer à la raison, et devenir bêtes. Mais ils ne l'ont pas pu, ni les uns, ni les autres; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions,

et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent, et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer.

JII.

Voilà ce que peut l'homme par lui-même et par ses propres efforts à l'égard du vrai et du bien. Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le dogmatisme : nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et nous sommes incapables et de certitude et de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir que pour nous faire sentir d'où nous sommes tombés.

IV.

Si l'homme n'est pas fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu ? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

V.

L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut recouvrer. I le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

C'est la source des combats des philosophes, dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion; car la misère de l'homme se conclut de sa grandeur, et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n'a servi que d'un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c'est être d'autant plus misérable, qu'on est tombé de plus haut: et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les autres par un cercle sans fin : étant certain qu'à mesure que les hommes ont plus de lumière, ils découvrent de plus en plus en l'homme de la

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