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aucune vertu, a l'art de les imiter toutes. Il sait témoigner du respect à ses supérieurs, de la bonté à ses inférieurs, de l'estime à ses égaux, et persuader à tous qu'il en pense avantageusement, sans avoir aucun des sentiments qu'il imite.

Si l'éducation était raisonnée, les hommes tolérer dans les autres ce qu'on doit s'interdire acquerraient une très-grande quantité de vé-à soi-même. Au lieu que le second, sans avoir rités avec plus de facilité qu'ils ne reçoivent un petit nombre d'erreurs. Les vérités ont entre elles une relation, une liaison, des points de contact qui en facilitent la connaissance et la mémoire: au lieu que les erreurs sont ordinairement isolées; elles ont plus d'effet qu'elles ne sont conséquentes, et il faut plus d'efforts pour s'en détromper que pour s'en préserver. L'éducation ordinaire est bien éloignée d'être systématique. Après quelques notions imparfaites de choses assez peu utiles, on fecommande pour toute instruction les moyens de faire fortune, et pour morale la politesse; encore est-elle moins une leçon d'humanité, qu'un moyen nécessaire à la fortune.

CHAPITRE III.

Sur la politesse et sur les louanges. Cette politesse, si recommandée, sur laquelle on a tant écrit, tant donné de préceptes et si peu d'idées fixes, en quoi consiste-t-elle ? On regarde comme épuisés les sujets dont on a beaucoup parlé, et comme éclaircis ceux dont on a vanté l'importance. Je ne me flatte pas de traiter mieux cette matière qu'on ne l'a fait jusqu'ici; mais j'en dirai mon sentiment particulier, qui pourra bien différer de celui des autres. Il y a des sujets inépuisables: d'ailleurs il est utile que ceux qu'il nous importe de connaître soient envisagés sous différents aspects, et vus par différents yeux. Une vue faible, et que sa faiblesse même rend attentive, aperçoit quelquefois ce qui avait échappé à une vue étendue et rapide.

La politesse est l'expression ou l'imitation des vertus sociales: c'en est l'expression, si elle est vraie; et l'imitation, si elle est fausse; et les vertus sociales sont celles qui nous rendent utiles et agréables à ceux avec qui nous avons à vivre. Un homme qui les posséderait toutes aurait nécessairement la politesse au souverain degré.

Mais comment arrive-t-il qu'un homme d'un génie élevé, d'un cœur généreux, d'une justice exacte, manque de politesse; tandis qu'on la trouve dans un homme borné, intéressé, et d'une probité suspecte? C'est que le premier manque de quelques qualités sociales, telles que la prudence, la discrétion, la réserve, l'indulgence pour les défauts et les faiblesses d'autrui: une des premières vertus sociales est de

On ne les exige pas même toujours, et l'art de les feindre est ce qui constitue la politesse de nos jours. Cet art est souvent si ridicule et si vil, qu'il est donné pour ce qu'il est, c'est-àdire pour faux.

Les hommes savent que les politesses qu'ils se font ne sont qu'une imitation de l'estime. Ils conviennent, en général, que les choses obligeantes qu'ils se disent ne sont pas le langage de la vérité, et dans les occasions particulières ils en sont les dupes. L'amour-propre persuade grossièrement à chacun que ce qu'il fait par décence, on le lui rend par justice.

Quand on serait convaincu de la fausseté des protestations d'estime, on les préférerait encore à la sincérité, parce que la fausseté a un air de respect dans les occasions où la vérité serait une offense. Un homme sait qu'on pense mal de lui, cela est humiliant; mais l'aveu qu'on lui en fcrait serait une insulte; on lui ôterait par là toute ressource de chercher à s'aveugler lui-même, et on lui prouverait le peu de cas qu'on en fait. Les gens les plus unis, et qui s'estiment à plus d'égards, deviendraient ennemis mortels, s'ils se témoignaient complétement ce qu'ils pensent les uns des autres. Il y a un certain voile d'obscurité qui conserve bien des liaisons, et qu'on craint de lever de part et d'autre.

Je suis bien éloigné de conseiller aux hommes de se témoigner durement ce qu'ils pensent, parce qu'ils se trompent souvent dans les jugements qu'ils portent, et qu'ils sont sujets à se rétracter bientôt, sans juger ensuite plus sainement. Quelque sûr qu'on soit de son jugement, cette dureté n'est permise qu'à l'amitié ; encore faut-il qu'elle soit autorisée par la nécessité et l'espérance du succès. Les opérations cruelles n'ont été imaginées que pour sauver la vie, et les palliatifs pour adoucir les douleurs.

Laissons à ceux qui sont chargés de veiller sur les mœurs le soin de faire entendre les vérités dures; leur voix ne s'adresse qu à la multitude; mais on ne corrige les particuliers qu'en leur prouvant de l'intérêt pour eux, et en ménageant leur amour-propre.

Quelle est donc l'espèce de dissimulation permise, ou plutôt quel est le milieu qui sépare la fausseté vile de la sincérité offensante? ce sont les égards réciproques. Is forment le lien de la société, et naissent du sentiment de ses propres imperfections, et du besoin qu'on a d'indulgence pour soi-même. On ne doit ni offenser ni tromper les hommes.

Il semble que dans l'éducation des gens du monde, on les suppose incapables de vertus, et qu'ils auraient à rougir de se montrer tels qu'ils sont. On ne leur recommande qu'une fausseté qu'on appelle politesse. Ne dirait-on pas qu'un masque est un remède à la laideur, parce qu'il peut la cacher dans quelques instants?

La politesse d'usage n'est qu'un jargon fade, plein d'expressions exagérées, aussi vides de sens que de sentiment.

La politesse, dit-on, marque cependant l'homme de naissance; les plus grands sont les plus polis. J'avoue que cette politesse est le premier signe de la hauteur, un rempart contre la familiarité. Il y a bien loin de la politesse à la douceur, et plus encore de la douceur à la bonté. Les grands qui écartent les hommes à force de politesse sans bonté, ne sont bons qu'à être écartés eux-mêmes à force de respects sans attachement.

La politesse, ajoute-t-on, prouve une éducation soignée, et qu'on a vécu dans un monde choisi; elle exige un tact si fin, un sentiment si délicat sur les convenances, que ceux qui n'y ont pas été initiés de bonne heure, font dans la suite de vains efforts pour l'acquérir, et ne peuvent jamais en saisir la grâce. Premièrement, la difficulté d'une chose n'est pas une preuve de son excellence. Secondement, il serait à désirer que des hommes qui, de dessein formé, renoncent à leur caractère, n'en recueillent d'autre fruit que d'être ridicules: peut-être cela les ramènerait-il au vrai et au simple.

D'ailleurs cette politesse si exquise n'est pas aussi rare que ceux qui n'ont pas d'autre mérite voudraient le persuader. Elle produit aujourd'hui si peu d'effet, la fausseté en est si reconnue, qu'elle en est quelquefois dégoûtante pour ceux à qui elle s'adresse, et qu'elle a fait naître à certaines gens l'idée de jouer la grossièreté et la brusquerie, pour imiter la franchise et couvrir leurs desseins. Ils sont brusques sans être francs, et faux sans être polis.

Ce manége est déjà assez commun pour qu'il dût être plus reconnu qu'il ne l'est encore.

Il devrait être défendu d'être brusque à quicon

que ne ferait pas excuser cet inconvénient de caractère par une conduite irréprochable.

Ce n'est pas qu'on ne puisse joindre beaucoup d'habileté à beaucoup de droiture; mais il n'y a qu'une continuité de procédés francs qui constate bien la distinction de l'habileté et de l'artifice.

On ne doit pas pour cela regretter les temps grossiers où l'homme, uniquement frappé de son intérêt, le cherchait toujours par un instinct féroce au préjudice des autres. La grossièreté et la rudesse n'excluent ni la fraude ni l'artifice, puisqu'on les remarque dans les animaux les moins disciplinables.

Ce n'est qu'en se poliçant que les hommes ont appris à concilier leur intérêt particulier avec l'intérêt commun; qu'ils ont compris que, par cet accord, chacun tire plus de la société qu'il n'y peut mettre.

Les hommes se doivent donc des égards, puisqu'ils se doivent tous de la reconnaissance. Ils se doivent réciproquement une politesse digne d'eux, faite pour des êtres pensants, et variée par les différents sentiments qui doivent l'inspirer.

Ainsi la politesse des grands doit être de l'humanité; celle des inférieurs de la reconnaissance, si les grands la méritent; celle des égaux, de l'estime et des services mutuels. Loin d'excuser la rudesse, il serait à désirer que la politesse qui vient de la douceur des mœurs fût toujours unie à celle qui partirait de la droiture du cœur.

Le plus malheureux effet de la politesse d'usage est d'enseigner l'art de se passer des vertus qu'elle imite. Qu'on nous inspire dans l'éducation l'humanité et la bienfaisance, nous aurons la politesse, ou nous n'en aurons plus besoin.

Si nous n'avons pas celle qui s'annonce par les grâces, nous aurons celle qui annonce l'honnête homme et le citoyen: nous n'aurons pas besoin de recourir à la fausseté.

Au lieu d'être artificieux pour plaire, il suffira d'être bon; au lieu d'être faux pour flatter les faiblesses des autres, il suffira d'être indulgent.

Ceux avec qui l'on aura de tels procédés n'en seront ni enorgueillis ni corrompus; ils n'en seront que reconnaissants, et en deviendront meilleurs.

La politesse dont je viens de parler me rappelle une autre espèce de fausseté fort en usage; ce sont les louanges. Elles doivent leur première origine à l'admiration, la reconnaissance, l'estime, l'amour ou l'amitié. Si l'on en excepte ces deux derniers principes, qui conservent leurs droits bien ou mal appliqués, les louanges d'au

jourd'hui ne partent guère que de l'intérêt. On | le même moule. Il n'y a guère d'éloges dont on loue tous ceux dont on croit avoir à espérer ou à craindre; jamais on n'a vu moins d'estime et plus d'éloges.

A peine le hasard a-t-il mis quelqu'un en place, qu'il devient l'objet d'une conjuration d'éloges: on l'accable de compliments, on lui adresse des vers de toutes parts; ceux qui ne peuvent percer jusqu'à lui se réfugient dans les journaux. Quiconque recevrait de bonne foi tant d'éloges, et les prendrait à la lettre, devrait être fort étonné de se trouver tout à coup un si grand mérite, d'être devenu un homme si supérieur ; il admirerait sa modestie passée, qui le lui aurait caché jusqu'au moment de son élévation. On n'en voit que trop qui cèdent naïvement à cette persuasion. Je n'ai presque jamais vu d'homme en place contredit, même par ses amis, dans ses propos les plus absurdes; comme il n'est pas possible qu'il ne s'aperçoive quelquefois de cet excès de fadeur, je ne conçois pas que quelqu'un n'ait jamais imaginé d'avoir auprès de soi un homme uniquement chargé de lui rendre, sans délation particulière, compte du jugement public à son égard. Les fous que les princes avaient autrefois à leur cour suppléaient à cette fonction: c'est sans doute ce qui fait regarder aujourd'hui comme fous ceux qui s'y hasardent. C'est pourtant bien dommage qu'on ait supprimé une charge qui pourrait être exercée par un honnête homme, et qui empêcherait les gens en place de s'aveugler ou de croire que le public est aveugle. Faute de ce moniteur, qui leur serait si utile, je ne sais s'il y en a à qui la tête n'ait plus ou moins tourné en montant : cet accident pourrait être aussi commun au moral qu'au physique. Je crois cependant qu'il y en a d'assez sensés pour regarder les fadeurs qu'on leur jette en face comme un des inconvénients de leur état; car ils ont l'expérience que dans la disgrâce ils sont délivrés de ce fléau; et c'est une consolation, surtout pour ceux qui étaient dignes d'éloges, car ils en sont ordinairement les moins flattés. Les hommes véritablement louables sont sensibles à l'estime, et déconcertés par les louanges; le mérite a sa pudeur comme la chasteté : tel se donne naïvement un éloge, qui ne le recevrait pas d'un autre sans rougir ou sans embarras.

Un homme en dignité, à qui la nature aurait refusé la sensibilité aux louanges, serait bien à plaindre, car il en a terriblement à essuyer, et la forme en est ordinairement aussi dégoûtante que le fond: c'est la même matière jetée dans

pût deviner le héros, si le nom n'était en tête; on n'y remarque rien de distinctif; on risquerait, en ne voyant que l'ouvrage, d'attribuer à un prince ce qui était adressé à un particulier obscur; on pourrait, en changeant le nom, transporter le même panégyrique à cent personnages différents, parce qu'il convient aussi peu à l'un qu'à l'autre.

C'était ainsi qu'en usaient les anciens à l'égard des statues qu'ils avaient érigées à un empereur. S'ils venaient à le précipiter du trône, ils enlevaient la tête de ses statues, et y plaçaient aussitôt celle de son successeur ', en attendant qu'il eût le même sort : mais tant qu'il régnait, on le louait exclusivement à tous; on se gardait bien de rappeler la mémoire d'aucun mérite qui eût pu lui déplaire. Auguste même inspirait cette crainte à ses panégyristes; on est fâché, pour l'honneur de Virgile, d'Horace, d'Ovide et autres, que le nom de Cicéron ne se trouve pas une seule fois dans leurs ouvrages. Ils n'ignoraient pas qu'ils auraient pu offenser l'empereur : c'eût eté lui rappeler avec quelle ingratitude il avait abandonné à la proscription le plus vertueux citoyen de son parti.

Quoique ce prince, le plus habile des tyrans, se fût associé au consulat le fils de Cicéron, on voyait qu'il cherchait à couvrir ses fureurs passées du masque des vertus; sa feinte modération était toujours suspecte. Plutarque nous a conservé un trait qui prouve à quel point on craignait de réveiller le souvenir d'un nom cher aux vrais Romains. Auguste étant entré inopinément dans la chambre d'un de ses neveux, s'aperçut que le jeune prince cachait un livre dans sa robe; il voulut le voir, et trouvant un ouvrage de Cicéron, il en lut une partie; puis rendant le livre : C'était, dit-il, un savant homme, et qui aimait fort la patrie. Personne n'eût osé en dire autant devant Auguste.

Nous voyons des ouvrages célèbres dont les dédicaces, enflées d'éloges, s'adressent à de prétendus Mécènes qui n'étaient connus que de l'auteur du moins sont-ils absolument ignorés aujourd'hui; leur nom est enseveli avec eux.

Que d'hommes, je ne dirai pas nuls, mais pervers, j'ai vu loués par ceux qui les regardaient comme tels! Il est vrai que tous les louangeurs sont également disposés à faire une satire; la personne leur est indifférente, il ne s'agit que de sa position.

1 Voyez Suétone et Lampridius.

Il semble qu'un encens si banal, si prostitué, ne devrait avoir rien de flatteur; cependant on voit des hommes estimables, à certains égards, avides de louanges, souvent offertes par des protégés qu'ils méprisent, semblables à Vespasien, qui ne trouvait pas que l'argent de l'impôt levé sur les immondices de Rome eût rien d'infect. L'adulation la plus outrée est la plus sûre de plaire : une louange fine et délicate fait honneur à l'esprit de celui qui la donne; un éloge exagéré fait plaisir à celui qui le reçoit : il prend l'exagération pour l'expression propre, et pense que les grandes vérités ne peuvent se dire avec fi

nesse.

L'adulation même dont l'excès se fait sentir produit encore son effet. Je sais que tu me flattes, disait quelqu'un, mais tu ne m'en plais pas moins.

Ce ridicule commerce de louanges a tellement prévalu, que dans mille occasions il est devenu de règle, d'obligation, et semble faire un article de législation, comme si les hommes étaient essentiellement louables. Qui que ce soit n'est revêtu de la moindre charge, que son installation ne soit accompagnée de compliments sur sa grande capacité; de sorte que cela ne signifie plus rien.

Les louanges sont mises aujourd'hui au rang des contes de fées; on ne doit donc pas les regarder précisément comme des mensonges, puisque leurs auteurs n'ont pas supposé qu'on pût les croire. Quelque vils que soient les flatteurs, quelque aguerri que fût l'amour-propre, si l'on attachait aux louanges toute la valeur des termes, il n'y a personne qui eût le front de les donner ni de les recevoir. Une monnaie qui n'a plus de valeur devrait cesser d'avoir cours.

On ne doit pas confondre avec ce fade jargon les témoignages sincères de l'estime à laquelle un homme de mérite a droit de prétendre et d'être sensible. Il faudrait un grand fonds de vertu pour la conserver avec le mépris pour l'opinion des hommes dont on est connu.

CHAPITRE IV.

Sur la probité, la vertu, et l'honneur. On n'entend parler que de probité, de vertu et d'honneur; mais tous ceux qui emploient ces expressions en ont-ils des idées uniformes? Tâchons de les distinguer. Il vaudrait mieux sans doute inspirer des sentiments dans une matière qui ne doit pas se borner à la spéculation; mais

il est toujours utile d'éclaircir et de fixer les principes de nos devoirs : il y a bien des occasions où la pratique dépend de nos lumières.

Le premier devoir de la probité est l'observation des lois. Mais indépendamment de celles qui répriment les entreprises contre la société politique, il y a des sentiments et des procédés d'usage qui font la sûreté ou la douceur de la société civile, du commerce particulier des hommes, que les lois n'ont pu ni dû prescrire, et dont l'observation est d'autant plus indispensable qu'elle est libre et volontaire, au lieu que les lois ont pourvu à leur propre exécution. Qui n'aurait que la probité qu'elles exigent, et ne s'abstiendrait que de ce qu'elles punissent, serait encore un assez malhonnête homme.

Les lois se sont prêtées à la faiblesse et aux passions, en ne réprimant que ce qui attaque ouvertement la société; si elles étaient entrées dans le détail de tout ce qui peut la blesser indirectement, elles n'auraient pas été universellement comprises, ni par conséquent suivies; il y aurait eu trop de criminels, qu'il eût quelquefois été dur, et souvent difficile de punir, attendu la proportion qui doit toujours être entre les fautes et les peines. Les lois auraient donc été illusoires; et le plus grand vice qu'elles puissent avoir, c'est de rester sans exécution.

Les hommes venant à se polir et s'éclairer, ceux dont l'âme était la plus honnête ont suppléé aux lois par la morale, en établissant, par une convention tacite, des procédés auxquels l'usage a donné force de loi parmi les honnêtes gens, et qui sont le supplément des lois positives; il n'y a point à la vérité de punition prononcée contre les infracteurs, mais elle n'en est pas moins réelle le mépris et la honte en sont le châtiment, et c'est le plus sensible pour ceux qui sont dignes de le ressentir; l'opinion publique, qui exerce la justice à cet égard, y met des proportions exactes, et fait des distinctions très-fines.

On juge les hommes sur leur état, leur éducation, leur situation, leurs lumières. Il semble qu'on soit convenu de différentes espèces de probités, qu'on ne soit obligé qu'à celle de son état, et qu'on ne puisse avoir que celle de son esprit. On est plus sévère à l'égard de ceux qui, étant exposés en vue, peuvent servir d'exemple, que sur ceux qui sont dans l'obscurité. Moins on exige d'un homme dont on devrait beaucoup prétendre, plus on lui fait injure. En fait de procédés, on est bien près du mépris quand on a droit à l'indulgence.

L'opinion publique, étant elle-même la peine | quelque grandeur l'imagination des hommes, des actions dont elle est juge, ne saurait man- leur impose. Ils ne peuvent pas respecter et mé quer d'être sévère sur les choses qu'elle con- priser à la fois la même famille. damne. Il y a telle action dont le soupçon fait la preuve, et la publicité le châtiment.

Il est assez étonnant que cette opinion, si sévère sur de simples procédés, se renferme quelquefois dans des bornes sur les crimes qui sont du ressort des lois. Ceux-ci ne deviennent complétement honteux que par le châtiment qui les suit. Il n'y a point de maxime plus fausse dans nos mœurs que celle qui dit : Le crime fait la honte, et non pas l'échafaud. Cela devrait être, et l'est effectivement en morale; mais nullement dans les mœurs, car on se réhabilite d'un crime impuni: et qu'on ne dise pas que c'est parce que le châtiment le constate, et en fait seul une preuve suffisante, puisqu'un crime constaté par des lettres de grâce flétrit toujours moins que le châtiment. On le remarque principalement dans l'injustice et la bizarrerie du préjugé cruel qui fait rejaillir l'opprobre sur ceux que le sang unit à un criminel; de sorte qu'il est peut-être moins malheureux d'appartenir à un coupable reconnu et impuni, qu'à un infortuné dont l'innocence n'a été reconnue qu'après le supplice.

Je crois avoir remarqué une autre bizarrerie dans l'application de ce préjugé. On reproche plus aux enfants la honte de leur père, qu'aux pères celle de leurs enfants. Il me semble que le contraire serait moins injuste, parce que ce serait alors punir les pères de n'avoir pas rectifié les mauvaises inclinations de leurs enfants, par une éducation convenable. Si l'on pense autrement, est-ce par un sentiment de compassion pour la vieillesse, ou par le plaisir barbare d'empoisonner la vie de ceux qui ne font que commencer leur carrière?

Pour éclaircir enfin ce qui concerne la probité, il s'agit de savoir si l'obéissance aux lois, et la pratique des procédés d'usage, suffisent pour constituer l'honnête homme. On verra, si l'on y réfléchit, que cela n'est pas encore suffisant pour la parfaite probité. En effet, on peut, avec un cœur dur, un esprit malin, un caractère féroce, et des sentiments bas, avoir par intérêt, par orgueil ou par crainte, avoir, dis-je, cette probité qui met à couvert de tout reproche de la part des hommes.

Mais il y a un juge plus éclairé, plus sévère et plus juste que les lois et les mœurs; c'est le sentiment intérieur qu'on appelle la conscience. Son empire s'étend plus loin que celui des lois et des mœurs, qui ne sont pas uniformes chez tous les peuples. La conscience parle à tous les hommes qui ne se sont pas, à force de dépravation, rendus indignes de l'entendre.

La vraie raison vient de ce que l'impunité prouve toujours la considération qui suit la naissance, le rang, les dignités, le crédit ou les richesses. Une famille qui ne peut soustraire à la justice un parent coupable, est convaincue de n'avoir aucune considération, et par conséquent est méprisée. Le préjugé doit done subsister; mais il n'a pas lieu, ou du moins est plus faible, sous le despotisme absolu et chez un peuple libre, Les lois n'ont pas prononcé sur des fautes aupartout où l'on peut dire, Tu es esclave comme tant ou plus graves en elles-mêmes que plusieurs moi, ou Je suis libre comme toi. Le pouvoir ar- de celles qu'elles ont condamnées. Il n'y en a bitraire chez l'un, la justice chez l'autre, ne fai-point contre l'ingratitude, la perfidie, et, en bien sant acception de personne, font des exemples dans des familles de toutes les classes, qui par conséquent ont besoin d'une compassion réciproque. Qu'il en soit ainsi parmi nous, les fautes deviendront personnelles, le préjugé disparaîtra: il n'y a pas d'autre moyen de l'éteindre.

Pourquoi ces nobles victimes qu'un crime d'État conduit sur l'échafaud n'impriment-elles point de tache à leur famille ? C'est que ces criminels sont ordinairement d'un rang élevé. Le crime et même le supplice prouvent également de quelle importance ils étaient dans l'État. Leur chute, inspirant la terreur, montre en même temps l'élévation d'où ils sont tombés, et où sont encore ceux à qui ils appartenaient. Tout ce qui saisit par

des cas, contre la calomnie, l'imposture, l'injustice, etc. sans parler de certains désordres qu'elles condamnent, et ne punissent guère, si l'on ne brave la honte, en les réclamant. Tel est le sort de toutes les législations. Celle des peuples que nous ne connaissons que par l'histoire nous paraît un monument de leur sagesse, parce que nous ignorons en combien de circonstances les lois fléchissaient et restaient sans exécution. Cette ignorance des faits particuliers, des abus de détail, contribue beaucoup à notre admiration pour les gouvernements anciens.

Cependant quand les lois deviennent indulgentes, les mœurs cessent d'être sévères, quoiqu'elles n'aient pas embrassé tout ce que les lois

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