Si vous en jugez bien, vous savez moins vous taire. ORIANE. Je vous appris cet art; sans moi vous l'ignoriez. ÉLISE. Vous m'en avez appris plus que vous n'en saviez. ORIANE. Monsieur est sur ce point plus éclairé que d'autres; J'en conjure Monsieur. ÉLISE. ORIANE. Je l'en conjure aussi. ORONTE. Je me fais un bonheur du désir de vous plaire; ORIANE. Écoutez mes raisons, et j'espère..... ÉLISE. Ma sœur, Qui parle la première a le plus de faveur. ORIANE. L'une de nous, ma sœur, doit parler la première; ÉLISE. La qualité d'aînée est ici sans pouvoir. (Elles parlent toutes deux le plus vite qu'il leur est possible.) ORIANE. Quittez l'opinion où cette erreur vous jelte : ÉLISE. Je sais bien qu'en tous lieux et qu'en toute saison, ORIANE. Apprenez que sur vous j'ai ce double avantage ÉLISE. Ah! que par le babil vous êtes encor fille, Ma sœur! et que cet art, que vous citez toujours, A votre pétulance offre un faible secours! Vous me traitez de sotte, et, par ce que vous faites, ORIANE. L'aînée entre nous deux est aisée à connaître. ÉLISE. Monsieur en est le juge, il n'a qu'à prononcer. ORIANE. J'ai la bonté pour vous de ne l'en pas presser. Pour comble de bonté, faites-moi grâce entière ; ORIANE. Vous! me faire l'affront de parler avant moi? ÉLISE. Ni vous aussi, ma sœur, et j'en jure la mienne : Madame..... Madame..... Si vous..... Croyez..... ORONTE, à Oriane. ÍLISE. Non, Monsieur; je veux le premier pas. ÉLISE. Non, Monsieur; je n'en démordrai pas. ORONTE, à Oriane. ORIANE. Je céderais à cette audacieuse ! ORONTE, à Élise. ÉLISE. J'obéirais à cette impérieuse! ORONTE, à Oriane. Montrez-vous son aînée, et considérez bien..... ORIANE. Pour la faire enrager, je n'épargnerai rien. ORONTE, à Élise. Montrez-vous sa cadette, et cherchez une voie..... ÉLISE. A la contrecarrer je mets toute ma joie. ORONTE. En vain de vous juger vous m'imposez la loi : Et par bonnes raisons je m'en vais vous l'apprendre. (A peine l'une donne-t-elle le temps à l'autre de parler.) ÉLISE. Et, pour en être instruit, vous n'avez qu'à m'entendre. ORIANE. C'est moi qui la première ai formé le dessein..... ÉLISE. J'ai pour les grands parleurs conçu tant de dédain..... ORIANE. De captiver ma langue et d'être distinguée. ÉLISE. Que du moindre discours j'ai l'âme fatiguée. (Elles parlent toutes deux ensemble.) Vous taisez-vous souvent de cette force-là? cela. Tout franc, je ne vois goutte en toutes vos manières 1. 1. Corneille ne craignait pas d'employer cette locution dans la tragédie (Nico mède, III, IV): Pour moi, je ne vois goutte en ce raisonnement. Ma foi! voilà deux sœurs bien folles ! Quel rapide torrent d'inutiles paroles 1 Pour me persuader qu'elles ne parlent point! (Le Mercure galant, IV, III et IV.) MALHERBE (1555-1628) François Malherbe était le fils d'un conseiller au présidial de Caen. Sa famille était très ancienne, et Malherbe parle souvent de sa noblesse dans des lettres à un de ses cousins; il écrit même dans sa supplique à Louis XIII au sujet de la mort de son fils (Voir le Sonnet sur la mort de son fils que nous donnons) un assez long éloge de la maison des Malherbe-Saint-Aignan : « II est vrai.... que non seulement dans l'histoire de Normandie, mais en la voix commune de tout le pays, elle est tenue pour l'une de celles qui suivirent il y a six cents ans le duc Guillaume à la conquête de l'Angleterre, et que, pour le justifier, l'écusson de leurs armes est encore aujourd'hui, parmi trente ou quarante des principales du temps, en l'abbaye de Saint-Etienne de Caen. » Le jeune Malherbe fit ses études à Caen, à Paris, à Bâle, et les termina à Heidelberg. Son père ayant embrassé la religion réformée, le jeune homme passa en Provence, où il s'attacha au service du grand prieur Henri d'Angoulême, fils de Henri II; il se battit vaillamment au siège de Martigue. En même temps il publiait ses premières poésies sous le titre de Bouquet de fleurs à Sénèque. En 1587, il dédiait à Henri III les Larmes de Saint-Pierre, poème rempli de mauvais goût, imité de Tansillo. En 1605, il fut présenté à Henri IV, qui commanda au duc de Bellegarde, son écuyer, de le prendre chez lui, avec une pension de 1000 livres. C'est à cette époque de sa vie qu'il se lia avec Racan et Maynard. On peut voir dans notre Tableau de la litté 1. Voir dans nos extraits d'Arnauld une note du morceau sur Saint-François de Sales. rature française au XVIIe siècle le rôle que joua Malherbe comme réformateur de la langue, et sa querelle avec Mathurin Régnier. Son ode Sur les heureux succès de la régence lui fit obtenir de Marie de Médicis une pension de 1500 livres, et Louis XIII ne l'oublia pas non plus. Outre ses Odes, ses Stances, ses Epigrammes, ses Sonnets, d'une élaboration savante, mais pénible, Malherbe a laissé des Lettres remarquables par l'élévation des sentiments et l'élégance de la forme.." DANS LE CIEL 1 On y va, Madame, par le chemin que vous prenez. La piété l'y a mené 2, la piété vous y mènera. Ce sera là qu'un jour avec lui vous aurez en la source même les plaisirs que vous n'avez ici que dans les ruisseaux. Ce sera là que les étoiles que vous avez sur la tête seront à vos pieds; là que vous verrez passer les années, fondre les orages, gronder les tonnerres au-dessous de vous; et alors, Madame, si, parmi les glorieux objets dont vous serez environnée, il vous peut souvenir des choses du monde, avec quel mépris regarderez-vous ou ce morceau de terre, dont les hommes font tant de régions, ou cette goutte d'eau qu'ils divisent en si grand nombre de mers! Quelle risée ferez-vous de les voir tantôt empêchés après 3 les nécessités d'un corps auquel ils n'ont pas sitôt baillé une chose qu'il leur en demande une autre, et tantôt inquiétés de la faiblesse d'un esprit qui tous les jours les met en peine de se délivrer par un second vœu de ce qu'ils ont obtenu par le premier? Prévenez, s'il est possible, ces généreuses pensées. Commencez à parler du monde comme vous en parlerez quand vous en serez sortie. Reconnaissez-le pour un lieu où, jusqu'à ce que vous ayez tout perdu, vous perdrez tous les jours quelque chose; et de ces méditations faites un préjugé à votre belle âme 5 qu'ayant eu son origine du ciel, elle est de celles qui auront quelque jour la grâce d'y retourner. 4 3 (Lettre à madame la princesse de Conti.) 1. Fragment d'une très longue lettre, écrite le 29 mars 1614, à LouiseMarguerite de Lorraine, fille de Henri Ior, duc de Guise, et seconde femme de François, prince de Conti, fils sourd-muet du premier prince de Condé. La princesse venait de perdre son frère François, chevalier de Malte, et lieutenant général en Provence, tué d'un éclat de canon devant le château de Baux. |