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DE LA CONVERSATION

Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il veut dire qu'à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté1; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre et même de dire des choses inutiles. Au lieu de les contredire ou de les interrompre, comme on fait souvent, on doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu'on les entend, leur parler de ce qui les touche, louer ce qu'ils disent autant qu'il mérite d'être loué, et faire voir que c'est plutôt par choix qu'on le loue que par complaisance. Il faut éviter de contester sur des choses indifférentes, faire rarement des questions, qui sont presque toujours inutiles, ne laisser jamais croire qu'on prétend avoir plus de raison que les autres, et céder aisément l'avantage de décider.

On doit dire des choses naturelles, faciles et plus ou moins sérieuses, selon l'humeur et l'inclination des personnes que l'on entretient, ne les presser pas d'approuver ce qu'on dit, ni même d'y répondre. Quand on a satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, sans prévention et sans opiniâtreté, en faisant paraître qu'on cherche à les appuyer de l'avis de ceux qui écoutent.

Il faut éviter de parler longtemps de soi-même, et de se donner souvent pour exemple. On ne saurait avoir trop d'application à connaître la pente et la portée de ceux à qui on parle, pour se joindre à l'esprit de celui qui en a le plus, et pour ajouter ses pensées aux siennes, en lui faisant croire, autant qu'il est possible, que c'est de lui qu'on les prend. Il y a de l'habileté à n'épuiser pas les sujets qu'on traite, et à laisser toujours aux autres quelque chose à penser et à dire.

On ne doit jamais parler avec des airs d'autorité, ni se

1. «C'est un grand défaut dans la conversation que d'y vouloir toujours briller et s'y faire plus écouter que les autres.» (MERE, Maxime 118.) « L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui.» (LA BRUYÈRE, de la Société et de la Conversation.)

servir de paroles et de termes plus grands que les choses. On peut conserver ses opinions, si elles sont raisonnables; mais, en les conservant, il ne faut jamais blesser les sentiments des autres, ni paraître choqué de ce qu'ils ont dit. Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de parler trop souvent d'une même chose; on doit entrer indifféremment sur tous les sujets agréables qui se présentent, et ne faire jamais voir qu'on veut entraîner la conversation sur ce qu'on a envie de dire.

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Il est nécessaire d'observer que toute sorte de conversation, quelque honnête et quelque spirituelle qu'elle soit, n'est pas également propre à toute sorte d'honnêtes gens1: il faut choisir ce qui convient à chacun, et choisir même le temps de le dire; mais s'il y a beaucoup d'art à savoir parler à propos, il n'y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent : il sert quelquefois à approuver et à condamner; il y a un silence moqueur; il y a un silence respectueux ; il y a enfin des airs, des tons et des manières qui font souvent ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation; le secret de s'en bien servir est donné à peu de personnes; ceux mêmes qui en font des règles s'y méprennent quelquefois; la plus sûre, à mon avis, c'est de n'en point avoir qu'on ne puisse changer, de laisser plutôt voir des négligences dans ce qu'on dit que de l'affectation, d'écouter, de ne parler guère, et de ne se forcer jamais à parler.

(éd. Gilbert, Réflexions diverses, IV.)

ARNAULD
(1612-1694)

Antoine Arnauld, dernier enfant d'un avocat connu, fut ordonné prêtre en 1641 et reçu docteur en 1643. La même année, il publia un traité de la Fréquente Communion, qui souleva de vives controverses. A partir de 1653, il se trouva mêlé à toutes les luttes de Port-Royal contre les jésuites, et, en 1656, il fut rayé de la Sorbonne avec tous les théologiens qui refusèrent de

1. On dirait aujourd'hui: de gens distingués, comme il faut. 2. «Il y a une éloquence dans le silence, qui a quelquefois plus de force que l'éloquence des plus excellents orateurs. » (MERE, Maxime 423.)

signer sa condamnation. C'est sous son inspiration que Pascal écrivit ses immortelles Provinciales. En 1679, Arnauld dut s'enfuir en Belgique, d'où il ne cessa de publier des ouvrages de controverse contre les jésuites et contre les calvinistes. Il est le principal auteur de la Logique de Port-Royal. Citons aussi ses Objections contre les Méditations de Descartes, et un traité dirigé contre Malebranche, le Traité des vraies et des fausses idées. Boileau a fait son épitaphe. - Voir le récit de la Journée du guichet dans nos extraits de Sainte-Beuve (Morceaux choisis des classiques français du xıx° siècle).

SAINT FRANÇOIS DE SALES

Parce que Dieu destinait M. de Genève à la conversion des hérétiques, ainsi que M. le cardinal Du Perron 2 le reconnaissait avec tout le monde, en disant souvent qu'il pouvait bien convaincre les hérétiques, mais que c'était à M. de Genève à les persuader et à les convertir 3, Dieu lui donna une douceur incomparable, absolument nécessaire pour adoucir l'aigreur de l'hérésie et pour vaincre l'esprit en touchant le cœur; une adresse non commune pour détruire leurs fausses opinions; une science, plus de la grâce que de l'étude, pour parler hautement des mystères de la foi; un discours plein d'attraits et d'une éloquence sainte ; un air de piété et de dévotion dans ses gestes, dans ses paroles, dans ses écrits; un visage agréable, capable de donner de l'amour aux plus barbares; une pureté angélique, qui jetait comme des rayons de son âme sur son corps, une humilité profonde, opposée à l'orgueil de l'hérésie, et une humilité grave, opposée à ses mépris; et enfin une tendresse amoureuse et patiente, et des entrailles vraiment paternelles, pour embrasser avec des mouvements de piété ceux qui ont sucé l'hérésie avec le lait, et dont les pères ont été parricides, pour surmonter peu à peu l'opiniâtreté de leur

1. François de Sales, évêque de Genève (1567-1622).

2. Ancien calviniste lui-même, il présida à l'abjuration de Henri IV. Il a laissé des oraisons funèbres et des poésies estimées. Il vécut de 1556 à 1618. 3. Il y a cette différence entre convaincre et persuader que convaincre s'adresse à l'intelligence, et persuader à la volonté; un hérétique peut être convaincu sans se convertir; un hérétique persuadé se convertit. La phrase d'Arnauld établit nettement cette difference; voici une phrase de Richelieu qui ne l'établit pas moins clairement : « Il apporte enfin tant de lumière à tous les nuages dont ces esprits de ténèbres avaient offusqué l'esprit de la Reine, qu'il les dissipe et convainc son entendement; mais il ne peut persuader sa volonté, tant ils l'avaient aliénée de lui que l'aveuglement était de l'entendement passé en elle, et ainsi était incapable de pouvoir plus recevoir de guérison.»> (Mémoires, Collect. Petitot, 2o série, t. XXVI, p. 427.)

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erreur, et pour attendre du Ciel le fruit, quelquefois lent et tardif, des semences divines qu'il avait jetées.

(Traité de la fréquente Communion.)

CONTRE LA THÉORIE DE MALEBRANCHE DE LA VISION EN DIEU1

Un excellent peintre, qui avait autrefois bien étudié, et qui était aussi habile en sculpture, avait un si grand amour pour saint Augustin, que, s'entretenant un jour avec un de ses amis, il lui témoigna qu'une des choses qu'il souhaiterait plus ardemment 2 serait de savoir au vrai, si cela se pouvait, comment était fait ce grand saint. « Car vous savez, lui dit-il, que nous autres peintres désirons passionnément d'avoir les visages au naturel des personnes que nous aimons. »

Cet ami trouva comme lui cette curiosité fort louable, et il lui promit de chercher quelque moyen de le contenter sur cela; et, soit que ce fût pour se divertir, ou qu'il eût eu quelque autre dessein, il fit apporter le lendemain chez le peintre un grand bloc de marbre, une grosse masse de fort belle cire, et une toile pour peindre (car, pour une palette chargée de couleurs et de pinceaux, il s'attendit bien qu'il y en trouverait). Le peintre étonné lui demande à quel dessein il a fait apporter tout cela chez lui. « C'est, lui dit-il, pour vous contenter dans le désir que vous avez de savoir comment était fait saint Augustin; car je vous donne par là le moyen de le savoir. - Et comment cela? repartit le peinC'est, lui dit son ami, que le véritable visage de ce saint est certainement dans ce bloc de marbre, aussi bien que dans ce morceau de cire; vous n'avez seulement qu'à en ôter le superflu, ce qui restera vous donnera une tête de

tre.

1. Sainte-Beuve, dans son Port-Royal (éd. 1867, V, 403), résume ainsi cette théorie « Dieu a fait les corps, et il les connaissait même avant qu'il y eût rien de fait. Ainsi les corps sont en lui par leurs essences ou leurs idées. Il y a un lieu immense, intelligible, où s'est fait dès avant la naissance du temps, et où se conserve et se perpétue un grand rendez-vous des corps traduits en quelque sorte en esprit, à l'état d'essence, et c'est là que l'esprit de l'homme les peut voir. » C'est à propos de cette théorie qu'a été écrit sur Malebranche un vers fameux :

Lui, qui voit tout en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou.

2. Au moyen âge, plus, tout seul, suffisait à former le superlatif; on trouve encore dans Racine des exemples de cette forme archaïque :

Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé

Chargeant de mon débris les reliques plus chères, etc.

(BAJAZET, III, 11.)

saint Augustin tout à fait au naturel, et il vous sera aussi bien aisé de la mettre sur votre toile en y apppliquant les couleurs qu'il faut. Vous vous moquez de moi, dit le peintre; car je demeure d'accord que le vrai visage de saint Augustin est dans ce bloc de marbre et dans ce morceau de cire: mais il n'y est pas d'une autre manière que cent mille autres. Comment voulez-vous donc qu'en taillant ce marbre pour en faire le visage d'un homme, et travaillant sur cette cire dans ce même dessein, le visage que j'aurai fait au hasard soit plutôt celui de ce saint que quelqu'un de ces cent mille, qui sont aussi bien que lui dans ce marbre et dans cette cire? Mais quand par hasard je le rencontrerais, ce qui est un cas moralement impossible, je n'en serais pas plus avancé; car, ne sachant point du tout comment était fait saint Augustin, il serait impossible que je susse si j'aurais bien rencontré ou non et il en est de même du visage que vous voudriez que je misse sur cette toile. Le moyen que vous me donnez pour savoir au vrai comment était fait saint Augustin est donc tout à fait pl aisant; car c'est un moyen qui suppose que je le ais, et squi ne me peut servir de rien si je ne le sais. >>

Il semblait que l'ami n'eût rien à répliquer à cela; mais, comme ce peintre est fort curieux, il lui demanda s'il n'avait point le livre de la Recherche de la Vérité. Il l'avait, il l'alla quérir, et le mit entre les mains de son ami qui, l'ayant ouvert à la page 547, reprit le discours en ces termes : « Vous vous étonnez de l'invention que je vous ai donnée pour vous faire avoir le visage de saint Augustin au naturel: je n'ai fait en cela que ce qu'a fait l'auteur de ce livre pour nous faire avoir la connaissance des choses matérielles, qu'il prétend que nous ne pouvons connaître par elles-mêmes, mais seulement en Dieu; et la manière dont il dit que nous les connaissons en Dieu est par le moyen d'une étendue intelligible infinie que Dieu renferme. Or je ne vois point que le moyen qu'il me donne pour voir dans cette étendue une figure que j'aurais seulement ouï nommer, et que je ne connaîtrais point, soit différent de celui que je vous avais proposé pour vous faire avoir le visage de saint Augustin au naturel. >>

(Traité des vraies et des fausses idées1.)

1. Ce traité est adressé au marquis de Roucy, grand ami de Malebranche, et cousin par alliance d'Arnauld, chez qui les deux adversaires avaient eu en mai 1679 une entrevue en présence du P. Quesnel.

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