Page images
PDF
EPUB

DESMARETS DE SAINT-SORLIN

(1595-1676)

Jean Desmarets fut le premier chancelier de l'Académie française. C'est Richelieu, qui l'aimait, qui le poussa à écrire des tragédies; son Aspasie eut un grand succès la même année que le Cid. Il travailla à la Mirame du cardinal et, après quelques pièces médiocres, donna son chef-d'œuvre, la comédie des Visionnaires, que des allusions fort transparentes à l'Hôtel de Rambouillet rendent encore intéressante aujourd'hui. Mal servi par une déplorable facilité et par un mysticisme exagéré, Desmarets, qui se crut inspiré par Dieu, et qui écrivit l'Avis du SaintEsprit au roi, se mit à composer d'exécrables poèmes sur des sujets chrétiens: Clovis (1657-1673), Marie-Madeleine (1669), Esther (1670). Boileau ne les épargna pas. Desmarets fut son adversaire dans la querelle des anciens et des modernes, et, pour défendre sa cause, publia en 1674 un poème fort médiocre intitulé le Triomphe de Louis et de son siècle. Citons encore de lui deux romans, Ariane et Rosanne, ce dernier inachevé, et, dit Pellisson. «les Jeux des Cartes, des Rois de France, des Reines renommées, de la Géographie et des Fables, lesquels il inventa par l'ordre du cardinal de Richelieu, pour l'instruction du roi Louis XIV en son enfance, et lorsqu'il n'était que Dauphin. »

LA VIOLETTE 1

Franche d'ambition, je me cache sous l'herbe,
Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour;
Mais si sur votre front je me puis voir un jour,
La plus humble des fleurs sera la plus superbe.
(Guirlande de Julie.)

LES DANAÏDES 2

PHALANTE.

Un grand rocher s'élève au milieu de l'étang,

1. En 1641, le duc de Montausier avait offert à Julie d'Angennes, fille de la marquise de Rambouillet, un volume sur vélin, la Guirlande de Julie, avec des miniatures de Nicolas Robert, et soixante-deux madrigaux, portant chacun le nom d'une fleur, écrits en ronde par le calligraphe Jarry. Ces madrigaux avaient été composés par tous les poetes du temps. Corneille en a fait deux. Celui de Desmarets est le meilleur de tous; il est vrai qu'il n'a pas grand mérite à valoir mieux que les autres. Sept ans après avoir reçu la Guirlande, Julie d'Angennes consentit à épouser le duc de Montausier, qui demandait sa main depuis quatorze ans.

2. Les cinquante filles de Danaüs, mariées le même jour, avaient, à l'exception d'une, assassiné leurs époux dans la nuit de leurs noces. Elles avaient été condamnées par les dieux à puiser éternellement de l'eau pour remplir un tonneau sans fond. Phalante décrit un bas-relief qui représente leur châtiment.

Où les cinquante sœurs faites de marbre blanc
Portent incessamment les peines méritées
D'avoir en leurs maris leurs mains ensanglantées,
Et, souffrant un travail qui ne saurait finir,
Semblent incessamment aller et revenir.

Au haut, trois de ces sœurs, à cruche renversée,
Font choir trois gros torrents dans la tonne percée :
La tonne répand l'eau par mille trous divers;
Le roc qui la reçoit en a les flancs couverts.
Au bas l'une des sœurs puise à tête courbée,
L'autre montre et se plaint que sa cruche est tombée;
L'une monte chargée, et l'autre, qui descend,
Semble aider à sa sœur sur le degré glissant;
L'une est prête à verser, l'autre reprend haleine :
L'œil même qui les voit prend sa part de leur peine.
L'eau, que ce vain travail tourmenta tant de fois,
Semble accuser des dieux les inégales lois,
Et redire, en tombant, d'une voix gémissante :
Pourquoi souffré-je tant, moi qui suis innocente?
(Les Visionnaires, III, v.)

CORNEILLE

(1606-1684)

Pierre Corneille, né à Rouen, débuta au théâtre par une comédie, Mélite, dont le succès (1629) l'amena à Paris. Il donna successivement quelques comédies très applaudies, la Veuve notamment, dont la vogue le fit admettre, avec Boisrobert, l'Étoile, Colletet et Rotrou dans « la Société des Cinq Auteurs », qui rimaient des tragédies sous l'inspiration et sous la direction de Richelieu. Mais Corneille n'était pas fait pour travailler sous un maître. Il reprit sa liberté au grand dépit de Richelieu, qui ne vit pas sans envie le public applaudir la Médée (1635) et l'Illusion comique (1636) du jeune poète. Ce dépit se manifesta par la persécution que le cardinal dirigea contre le Cid, malgré le succès sans précédent de cette tragédie (1636). Horace et Cinna (1640), Polyeucte (1643), le Menteur, comédie, et Pompée (1643 ou 1644) furent pour Corneille une série de triomphes. A partir de ce moment, son génie sembla s'affaisser. Un couplet de la Suite du Menteur (1644) ravit toute la cour; mais cette imitation de Lope de Véga parut froide. L'admirable cinquième acte de Rodogune (1644) n'empêcha pas de trouver le premier acte cruellement ennuyeux, et la tragédie chrétienne de Théodore (1645) tomba tout à plat. Corneille se releva cependant avec une ingénieuse énigme en cinq actes, Héraclius (1646), dont

on a retenu quelques scènes magistrales, et le 22 janvier 1647 il fut élu à l'Académie. Vers 1650, il donna une sorte de tragédieféerie, mêlée de chants et de ballets, Andromède, dont les décors obtinrent le plus grand succès, et la comédie héroïque de Don Sanche, dont deux ou trois scènes ont une mâle originalité. En 1651 paraissait Nicomède, tragédie curieuse, qui se soutient par la seule admiration, et qui nous fait voir plus clairement encore que les autres le système dramatique de Corneille. C'est à ce moment que, tout en achevant son Pertharile, qui devait être sifflé en 1652, Corneille, sur les instigations des jésuites, se mit à rimer des œuvres pieuses, dont la plus importante est la traduction de l'Imitation de Jésus-Christ (1651-1656), dédiée au pape. Cette œuvre terminée, Corneille revint au théâtre, et le retour de l'illustre poète avec OEdipe (1659) fut respectueusement acclamé. La Toison d'or (1660) rappela les éblouissants décors d'Andromède. Sertorius (1662) fit tressaillir les fanatiques partisans de Corneille, qui se crurent ramenés aux temps d'Horace et de Cinna. Corneille, ranimé par le succès, donna ensuite une série d'œuvres séniles, dont quelques-unes cependant renferment des scènes dignes de lui: Sophonisbe (1663), sujet que Mairet avait déjà traité, et que devait encore traiter Voltaire; Othon (1664), dont l'exposition est digne de Tacite; Agésilas (1666), tragédie en vers libres, où le poète a risqué plusieurs innovations hardies, et dont une mauvaise épigramme de Boileau rappelle la chute; Attila (1667), dont deux scènes auraient fait plus de bruit sans l'apparition de l'Andromaque de Racine; Tite et Bérénice (1670), où le vieux poète entrait sans le savoir en lutte avec son jeune rival; Psyché (1671), écrite en collaboration avec Molière et Quinault (la déclaration exquise de Psyché à l'Amour est l'œuvre du vieux Corneille); Pulchérie (1672), œuvre froide et fausse, et Suréna (1674), qui du moins renfermait un beau vers. Comme prosateur, Corneille a laissé des Examens de ses pièces, qui sont d'une surprenante impartialité, et trois discours remarquables du Poème dramatique, de la Tragédie, des Trois Unités. Grâce à l'intervention de Richelieu, Corneille avait épousé, vers 1642, Marie de Lampérière, fille du lieutenant général aux Audelys. Il en eut six enfants; c'est de sa fille aînée que descendait Charlotte Corday.

:

Monsieur,

LETTRE A SCUDÉRY 1

Il ne vous suffit pas que votre libelle me déchire en public; vos lettres me viennent quereller jusque dans mon cabinet, et vous m'envoyez d'injustes accusations, lorsque

1. Cette lettre parut en 1637 sous le titre de Lettre apologétique au sieur Corneille, contenant sa réponse aux observations faites par le sieur Scudéry sur le Cid. Alors que Corneille n'était encore que l'auteur de la Veuve, Scudéry s'était écrié.

Le soleil s'est levé; disparaissez, étoiles.

Le succès du Cid lui fit changer de ton: « Cette tragi-comédie, qu'on trouvait si brillante n'était, selon lai, qu'un ver luisant. » (M. DESCHANEL, le Romantisme des classiques, cinquième leçon.)

vous me devez pour le moins des excuses. Je n'ai point fait la pièce que vous m'imputez 1, et qui vous pique; je l'ai reçue de Paris avec une lettre qui m'a appris le nom de son auteur; il l'adresse à un de nos amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Pour moi, bien que je n'aie guère de jugement, si l'on s'en rapporte à vous, je n'en ai pas si peu que d'offenser une personne de si haute condition, dont je n'ai pas l'honneur d'être connu, et de craindre moins ses ressentiments que les vôtres. Tout ce que je vous puis dire, c'est que je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance 2, et qu'aux choses de cette nature, où je n'ai point d'intérêt, je crois le monde sur sa parole: ne mêlons point de pareilles difficultés parmi nos différends. Il n'est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble et plus vaillant que moi, pour juger de combien le Cid est meilleur que l'Amant libéral 3. Les bons esprits trouvent que Vous avez fait un haut chef-d'œuvre de doctrine et de raisonnement en vos Observations. La modestie et la générosité que vous y témoignez leur semblent des pièces rares, et surtout votre procédé merveilleusement sincère et cordial en vers un ami. Vous protestez de ne me point dire d'injures, et lorsque incontinent après vous m'accusez d'ignorance en mon métier, et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d'œuvre, vous appelez cela des civilités d'auteur "? Je n'aurais besoin que du texte de votre libelle et des contradictions qui s'y rencontrent, pour vous convaincre de l'un et de l'autre de ces défauts, et imprimer sur votre casaque

6

1. Il avait paru une pièce anonyme, intitulée la Défense du Cid, dont aucun exemplaire ne nous est parvenu.

2. « Il se défendait du titre d'auteur, comme peu noble, peu séant à un homme de qualité, se vantant d'être sorti d'une maison où l'on n'avait jamais eu de plume qu'au chapeau, >> et ajoutait : « Je veux apprendre à écrire de la main gauche, afin d'employer la droite plus noblement. » (M. DESCHANEL, le Romantisme des classiques, cinquième leçon.)

3. Tragi-Comédie de Scudéry, représentée en 1637.

4. Aussitôt.

5. Corneille fait allusion au passage suivant des Observations de Scudéry: << Comme les combats et la civilité ne sont pas incompatibles, je veux baiser le fleuret dont je prétends lui porter une botte franche.... Je le prie d'en user avec la même retenue, s'il me répond, parce que je ne saurais dire ni souffrir d'injures. Je prétends donc prouver, contre cette pièce du Cid:

Que le sujet n'en vaut rien du tout;

Qu'il choque les principales règles du poème dramatique;

Qu'il manque de jugement en sa conduite;

Qu'il a beaucoup de méchants vers;

Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées;

Et qu'ainsi l'estime qu'on en fait est injuste. »

6. Vêtement à manches fort larges, dont on se servait comme d'un minteau.

le quatrain outrageux que vous avez voulu attacher à la mienne, si le même texte ne me faisait voir que l'éloge d'auteur d'heureuse mémoire ne vous peut être propre, en m'apprenant que vous manquez aussi de cette partie, quand vous vous êtes écrié: « O raison de l'auditeur, que faisiez-vous? » En faisant cette magnifique saillie, ne vous êtes-vous pas souvenu que le Cid a été représenté trois fois au Louvre, et deux fois à l'hôtel de Richelieu ? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d'impudique,.... de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l'ont reçue et caressée cn fille d'honneur? Quand vous m'avez reproché mes vanités, et nommé le comte de Gormas un capitan de comédie 2, vous ne vous êtes pas souvenu que vous avez mis un A qui lit 3 au devant de Lygdamon, ni des autres chaleurs poétiques et militaires qui font rire le lecteur presque dans tous vos livres. Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d'imposer aux simples, et avez avancé des maximes de théâtre de votre seule autorité, dont vous ne pourriez, quand elles seraient vraies, déduire les conséquences cornues que vous en tirez; vous vous êtes fait tout blanc d'Aristote 6, et d'autres auteurs, que vous ne lûtes ou n'entendites peutêtre jamais, et qui vous manquent tous de garantie; vous avez fait le censeur moral, pour m'imputer de mauvais exemples; vous avez épluché les vers de ma pièce, jusques à en accuser un de manquer de césure: si vous eussiez su les termes du métier dont vous vous mêlez, vous eussiez dit qu'il manquait de repos en l'hémistiche. Vous m'avez voulu 1. Voici ee quatrain :

Sous cette casaque noire
Repose paisiblement

L'auteur d'heureuse mémoire,
Attendant le jugement.

(Observ. sur le Cid, p. 51.)

2. Le capitan ou le fier-à-bras, que Corneille avait peint dans l'Illusion comique, était un type fort à la mode au théâtre depuis la fin du seizième siècle: il descendait du Miles gloriosus (soldat fanfaron) de Plaute.

3. Nous disons aujourd'hui: Au lecteur.

4. Lugdamon et Lydias, tragi-comédie (1629).

5. Scudéry disait particulièrement dans l'A qui lit de Lygdamon: « J'ai passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans mon cabinet, et j'ai usé beaucoup plus de mèches en arquebuses qu'en chandelles. » Il s'était falt graver en tête du volume avec le front ceint de lauriers, et cette épigraphe Et poète et guerrier,

Il aura du laurier.

Un mauvais plaisant fit cette variante :

Et poète et gascon,

Il aura du bâton.

6. Se faire blanc de quelqu'un, c'est se couvrir de son autorité.

« PreviousContinue »