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gneurs qui ont des âmes de faquins, il m'a pris envie de vous louer aussi, et certes ce ne sera pas sans y être aussi bien fondé que tous ces flatteurs. Combien y a-t-il de ces gens qu'on vante si hautement, qu'il faudrait mettre entre vos mains afin de leur apprendre à vivre? Ils ne font pas si bien leur métier comme vous savez faire le vôtre : car il n'y a personne qui exécute plus ponctuellement les ordres de la justice, dont vous êtes le principal arc-boutant 1. Ce n'est pas pourtant que je veuille établir un paradoxe, ni faire comme Isocrate et les autres orateurs qui ont loué Busire 2, Hélène et la fièvre quarte. Je trouve qu'on vous peut louer en conscience, quand il n'y aurait autre raison sinon que c'est vous qui montrez à beaucoup de gens le chemin de salut, et à qui vous ouvrez la porte du ciel, suivant le proverbe qui dit que de cent pendus il n'y en a pas un de perdu. Quant à la noblesse de votre emploi, n'y a-t-il pas quelque part en Asie ou en Afrique un roi qui tient à gloire de pendre lui-même ses sujets, et qui est si persuadé que c'est un des plus beaux apanages de sa couronne, qu'il punirait comme un attentat celui qui lui voudrait ravir cet honneur? Lorsque les saints Pères ont appelé Attila, Saladin et tant d'autres rois les bouchers de la justice divine, ne vous ont-ils pas donné d'illustres confrères? Votre équipage même se sent de votre dignité, et quand vous êtes dans la fonction de votre magistrature, vous ne marchez jamais sans gardes et sans un cortège fort nombreux. Il y a une infinité d'officiers qui ne travaillent que pour vous, et qui ne tâchent qu'à vous donner de l'emploi. Que plût à Dieu qu'ils vous fussent fidèles! Vous seriez trop riche si vous teniez dans vos filets tous ceux qui sont de votre gibier. Cependant ils ont beau frauder vos droits, vos richesses sont encore assez considérables. Il n'y a point de revenus plus assurés que les vôtres, puisque leur fonds est assuré sur la malice des hommes, qui croît de jour en jour et qui s'augmente à l'infini. Il faut pourtant que vous ne soyez pas sans modération, puisque vous avez le moyen de faire fortune aussi grande que vous voudrez: car on dit, quand un homme fait bien ses affaires, qu'il a sur lui de la corde de pendu, et certes il n'y a personne qui en puisse avoir plus que vous. Aussi votre mérite

1. Construction extérieure, qui se termine en forme de demi-arc, et qui sert à soutenir un mur.» (LITTRÉ.)

par Hercule.

2. Roi d'Égypte, qui sacrifiait ses hôtes à Jupiter, et qui fut tué 3. On appelait apanage une terre qui revenait à la couronne, après l'extinction des descendants males du prince auquel elle avait été donnée.

a tellement été reconnu qu'on s'est détrompé depuis peu du scrupule qu'on avait de vous fréquenter. Au lieu de vous fuir comme un pestiféré, on a vu beaucoup de gens de naissance ne faire point de difficulté d'aller boire avec vous, parce que vous aviez de bon vin. De sorte qu'il ne faut pas qu'on s'étonne qu'insensiblement vous vous trouviez parmi les héros et les Mecenas 1. Comme on a poussé si loin l'hyperbole2 et la flatterie, j'ai souvent admiré qu'après avoir placé au rang des demi-dieux tant de voleurs et de coquins, on ne vous ait pas mis de leur nombre; car je sais que vous êtes leur grand camarade, et je vous ai vu bien des fois leur donner de belles accolades. Il est vrai que vous leur donniez incontinent après un tour de votre métier; mais combien y a-t-il de courtisans qui vous imitent, et qui, en même temps qu'ils baisent un homme et qu'ils l'embrassent, le trahissent et le précipitent? Si on vous reproche que vous dépouillez les gens, vous attendez du moins qu'ils soient morts, mais combien y a-t-il de juges, de chicaneurs et de maltotiers qui les sucentjusques aux os et qui les écorchent tout vifs! Enfin, tout compté et tout rabattu, je trouve que vous méritez une épître dédicatoire aussi bien que beaucoup d'autres.

(Le Roman bourgeois, éd. Jannet, t. II, p. 119-122.)

LE PROCUREUR CHEZ LUI 5

Je m'en vais un matin pour lui parler d'affaire;
Je le trouve, et d'abord le salue humblement,
Lui parle chapeau bas, lui fais un compliment,
Et lui demande enfin s'il a sur mon instance,
Ou pour, ou contre moi, fait rendre une sentence?
Tandis qu'assis au feu près de son pot qui cuit,
Sans coiffe étant coiffé d'un gras bonnet de nuit,
Rongeant, pour déjeuner, en sa main une croûte,
Sans bouger, sans mot dire, il me voit, il m'écoute;
Puis détournant les yeux, et fronçant le sourcil :
<< Vous m'importunez bien, mon ami, me dit-il ;
Vous croyez que je songe à votre seule affaire;

1. Protecteurs des gens de lettres, comme Mécènes fut le protecteur d'Ho race et de Virgile.

2. L'exagération.

3. Percepteurs d'impôts.

4. Locution toute faite tout bien calculé et compensé. Voir madame de Sévigné, lettre du 29 novembre 1684, et Lesage, don Gusman d'Alfarache, VI, 8. 5. Furetière n'aimait pas les procureurs, comme on le voit par cette satire;

Voyez le rapporteur, parlez au secrétaire,

Ils sont allés aux champs, et n'ont rien ait du tout.
C'est beaucoup si d'un mois vous en venez à bout.
Excusez, dis-je alors, Monsieur ; je ne vous presse
Qu'après m'avoir donné votre parole expresse.
J'aurais plus attendu; mais souffrez qu'à présent,
D'un levraut que j'ai pris je vous fasse un présent 1. »
Et soudain mon laquais, l'ayant sous sa mandille 2,
Par mon commandement le délivre à sa fille.

A ces mots il se lève, il m'ôte son bonnet,
Me fait le pied de veau 3, m'accole le jarret,
Et, comme si j'étais sur le pas de sa porte,

Me demande en bourgeois comme quoi je me porte:
Puis, me parlant d'affaire, il me dit : « Dans ce jour
Vos Messieurs, que je crois, seront bien de retour.
J'ai mis tout en état, votre instance est instruite,
J'ai recouvré l'enquête, et l'ai vue, et produite;
J'ai mis les sacs au greffe 5, et jeudi, Dieu m'aidant,
J'obtiendrai le bureau du premier président.
Vous en devez attendre heureuse et prompte issue,
Je la prends fort à cœur, et l'ai fort bien conçue.
Si je n'ai des dépens, j'y perdrai mon latin ».....
(Le déjeuner d'un procureur.)

i en a écrit une autre, le Jeu de boules des procureurs, où il s'amusemettre plaisamment dans la bouche des joueurs des termes de procédure.

Le plus divertissant, c'est que chacun se pique
De bien dire, en parlant sa langue de pratique:.
Quand une boule pousse une autre en son chemin,
Elle a lettres, dit-on, pour la conforte main;
C'est subrogation, quand elle entre en sa place :
Distraction se fait, alors qu'elle la chasse,
Et c'est réintégrande, alors qu'elle revient,
Ayant un peu gauchi du chemin qu'elle tient:
Quand elle tourne ailleurs, c'est un déclinatoire:
Va-t-elle un peu trop doux, c'est lors le pétitoire.
Si quelqu'un met au but, soudain il s'applaudit,
Disant qu'il a fourni pièce sans contredit......-
Ils se querellent même en semblables paroles:
Qui joue à contre-temps n'est point un tourdes les
Qui donne un démenti, dit qu'il s'inscrit en faux
C'est dol, quand la partie est faite entre inégaux
Qui vend ses compagnons est stellionataire,
Qui conteste souvent, un plaideur téméraire,
Et si quelqu'un soutient un mot qui fait affront,
Il dit qu'il va subir le récol et confront.

1. Chicanneau dit dans les Plaideurs de Racine (I, vi):
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,

Et chez mon procureur porte-les ce matin.

2. Sorte de casaque.

3. Des révérences.

4. M'embrasse respectueusement les genoux.

5. On mettait jadis les pièces d'un procès dans un sac; le dossier a rem

placé le sac.

6. Si je ne vous obtiens des dépens.

MADAME DE LA FAYETTE

(1634--1693)

Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, fille d'un maréchal de camp, gouverneur du Havre, reçut une éducation littéraire des plus complètes et des plus soignées. Comme madame de Sévigné, elle eut pour maître de latin Ménage (1613-1692). Orpheline en 1649, elle épousa en 1655 le comte de La Fayette, dont la sœur avait eu, sous Louis XIII, un moment de célébrité. On la vit beaucoup à la cour pendant dix ans; elle était très liée avec Madame Henriette, qui se plaisait à lui faire écrire sous ses yeux tout ce qu'elle lui racontait sur sa vie, et Louis XIV fut toujours bienveillant pour elle. A partir de 1665,madame de La Fayette, délicate et malade, vécut dans une demi-retraite, non loin du duc de La Rochefoucauld, malade comme elle, et àgé alors de cinquante-deux ans. Cette affection eut une grande influence sur les deuxamis; madame de La Fayette disait que de La Rochefoucauld lui avait donné de l'esprit, mais qu'elle avait réformé son cœur. Indolente de nature, madame de La Fayette écrivit peu, et pour se distraire. On a d'elle quelques nouvelles ou petits romans, la Princesse de Montpensier (1660), Zayde (1670), à laquelle Segrais a collaboré, et à laquelle on a prétendu qu'il avait travaillé seul, la Princesse de Clèves (1678), le grand succès de madame de La Fayette, qu'on a voulu aussi lui enlever, la Comtesse de Tende, et les Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689. Madame de La Fayette survécut douze ans au duc de La Rochefoucauld, et ne fut délivrée de la vie qu'en 1693.

PORTRAIT DE MADAME DE SÉVIGNÉ PAR MADAME DE LA FAYETTE SOUS LE NOM D'UN INCONNU1 (1659).

Je ne veux point.... m'amuser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous n'avez que vingt ans; que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont incomparables. Je ne veux point vous dire toutes ces choses, votre miroir vous le dit assez; mais, comme vous ne vous amusez pas à lui parler, il ne peut vous dire combien vous êtes aimable quand vous parlez; et c'est ce que je veux vous apprendre. Sachez donc, madame, si par hasard vous ne le savez pas,

1. Madame de Sévigné avait alors trente-trois ans. Voir le portrait satirique que Bussy-Rabutin a fait de sa cousine.

que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi charmante, lorsque vous êtes animée dans une conversation d'où la contrainte est bannie. Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied si bien que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux et que, quand on vous écoute, on ne voit plus qu'il manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l'on vous cède la beauté du monde la plus achevée1.....

Votre âme est grande, noble, propre à dispenser 2 des trésors, et incapable de s'abaisser aux soins d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs: vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous; votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté, lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la honte de notre sexe, cette tendresse vous a été inutile, et vous l'avez renfermée dans le vôtre, en la donnant à madame de La Fayette.....

Votre cœur, Madame, est sans doute un bien qui ne peut se mériter; jamais il n'y en eut un si généreux, si bien fait et si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne pas le montrer toujours tel qu'il est; mais, au contraire, vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qui ne vous soit honorable, que même vous y laissez voir quelquefois ce que la prudence vous obligerait de cacher. Vous êtes la plus civile

1. Tout ce morceau est exquis, et c'est bien ainsi que nous nous représentons madame de Sévigné. Sainte-Beuve la retrouve aussi dans une esquisse que l'abbé Arnauld a tracée d'elle deux ans plus tôt dans ses Mémoires : « Il me semble que je la vois encore telle qu'elle me parut la première fois que j'eus l'honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille : tous trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la jeune Diane, tant il éclatait d'agrément dans la mère et dans les enfants! » Que c'est bien elle! un esprit, une beauté, une grâce à plein soleil, dans un carrosse tout ouvert, et radieuse entre deux beaux enfants!

2. Répandre, partager.

3. Le développement qui suit nous montre que madame de Sévigné était une femme du monde dans toute l'acception du terme, un Philinte femelle.

4. Madame de Sévigné a toujours eu le courage de ne pas cacher son amitié pour Fouquet, pour le cardinal de Retz, pour MM. de Port-Royal.

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