Page images
PDF
EPUB

maître. Laissez-leur la liberté, ne les forcez point; la charrue et les fardeaux demeureront là, il ne faut plus en attendre aucun service. L'homme seul travaille volontairement et pour autre chose que pour les besoins de la vie.

C'est-là un des

plus nobles effets de la raison qui est son partage, et qui l'élève infiniment au dessus de toutes les choses du monde visible. Car s'il n'écoute que la voix de la partie animale qui est en lui, il fuira comme les bêtes, toute sorte de fatigue, et n'aimera comme elles que le repos et l'oisiveté.

[ocr errors]

Aussi le travail a toujours été la nourriture et l'amour unides grandes ames. Un jeune Lacédémonien parloit un que jour du travail comme d'une chose utile et honnête. Mon fils, dit Cléanthe qui l'écoutoit, tu as le cœur noble, et cela certainement avec raison; car il n'y a point de marque plus infaillible d'une vraie magnanimité, que d'embrasser le travail avec plaisir." C'est en effet l'apprentissage et l'épreuve de la vertu. La victoire, dit un ancien, ne marche qu'à ses côtés; et les lauriers ne croissent point heureusement, si le sang et la sueur ne les arrosent. Le plus grand roi, que Sparte eut jamais *), se glorifioit d'être invincible à la fatigue: toute sa vie se passa presque sous les armes, et à l'age de quatre-vingt ans, voyant la paix rétablie dans toute la Grèce, il alla chercher en Egypte de l'exercice à sa valeur. A quatre-vingt ans l'oisiveté lui est à charge; et les années qui consument peu à peu ses forces, ne donnent pourtant nulle atteinte à sa vertu. Je ne dis rien du succès de son voyage, où il acquit tant de gloire; mais à mon avis, un dessein si magnanime vaut tout seul plus d'un triomphe.

Mais pour passer du champ de Mars au temple de la sagesse quelqu'un dit un jour à Diogène: tu es vieux, repose-toi. Si je courois, répondit-il, aux jeux Olympiques, bien loin de me relâcher, ne faudroit-il pas m'efforcer sur la fin de la carrière? Et le vieux Caton, si illustre par son éloquence, et par şa valeur, Caton, qui fut en son temps le plus sage des Romains, ne quitta jamais ni l'étude des bonnes lettres, ni le soin de sa famille, ni les fonctions d'un vertueux citoyen: daus une vieillesse, décrepíte, si on la mesure par le nombre des années, il faisoit des livres, admirés et de son siècle et des siècles qui l'ont suivi, Il envoyoit ses esclaves au labourage,

*) Agesilaus.

[ocr errors]

il leur mettoit lui-même à la main et la bêche et le hoyau. Toujours le premier et dans le sénat, et dans les assemblées du peuple, le premier, dis-je, à combattre pour les intérêts, ou pour la gloire de sa patrie; et persévérant ainsi jusques au dernier soupir, il mourut, si je l'ose dire, entre les bras du travail. Je ne parle point de ces consuls, de ces fameux dictateurs qu'on tira de la charrue pour les élever aux souveraines magistratures', et qui du triomphe 'retournoient à la culture de la terre. Ce ne seroit jamais fait, qui voudroit ici rapporter tous ces divins personnages, si célèbres dans l'histoire, et qui ont donné au monde de rares exemples d'une vie laborieuse.

Ne

De toutes les erreurs dont le monde est infecté, il n'y en a point qui avilisse le travail, ni qui lui ôte son prix, comme l'avarice. C'est un venin qui tue tout ce qu'il touche. travaille point pour t'enrichir, dit le sage, et mets des bornes à ta prévoyance. Préceptes divins, et dignes sans doute d'être gravés à jamais dans notre mémoire: car dans le premier, il règle notre travail, et lui donne de justes limites; et dans l'autre, il va au devant de tous les prétextes dont les avares ont accoûtumé de se couvrir. Et pour commencer par le premier, il nous avertit de fuir l'amour des richesses, qui du moment que le monde leur a fait honneur, ont étouffé, dit un ancien, le vrai honneur, et toutes les saintes semences de la vertu. Cependant, que faisons-nous tous les jours, quelles sont nos occupations, quels sont nos empressemens? Entrez dans le cabinet des princes, entrez dans tous les tribunaux; courez et les villes et les villages; allez et de place en place, et de boutique en boutique, vous ne trouverez presque par tout que des hommes sordidement attachés au gain. Pour cela on n'épargne ni la veuve, ni l'orphelin; pour cela on traverse et les montagnes et les mers: on va chercher un nouveau monde, on trompe même son ami, on se parjure, on quitte Dieu. La plupart des animaux ne vivent qu'au jour la journée, et semblent se reposer de leurs besoins sur la providence. Si quelques uns, si la fourmi, par exemple, amasse l'été de quoi se nourrir pendant la morte saison des glaces et des tempêtes, elle ne fait ses provisions que pour un hiver, Mais l'avare ne se lasse point de thésauriser: ses celliers sont pleins de vendange, ses greniers rompent sous le faix de ses moissons, il a de quoi nourrir une armée; cependant sa soif hydropique ne s'étanche point. Quelle malédiction! Au milieu de tant de biens dont il regorge, il est pauvre, ou du moins il vit en

[ocr errors]

pauvre, et s'inquiète pour entasser trésors sur trésors, et plus souvent crimes sur crimes.

[ocr errors]

Passons au second précepte. Le sage dans le premier veut bien qu'on travaille, mais il ne veut pas qu'on travaille par avarice. Dans celui-ci, il veut bien qu'on ait de la prévoyance, mais il ne veut pas qu'on en ait trop. Cette leçon va chercher l'avare jusques dans son cœur. Ecoutez-le, il vous dira, qu'avec le temps il deviendra vieux et incapable de toute fatigue; qu'une vieillesse nécessiteuse est le dernier de tous les maux, et qu'il est de la prudence de s'en garantir, et ménageant quelque chose en sa jeunesse, et dans tous les autres âges de la vie. Tout cela est bien: si toutefois ce ménage, si cette réserve est excessive, si elle est exorbitante, ce n'est plus prudence, c'est avarice. Mais à vrai dire, tout ce discours de l'avare n'est qu'illusion; ce n'est point là le fond de son cœur, c'est le voile dont il couvre le dérèglement de son ame. aime l'or, c'est l'avidité du bien qui le fait parler; et comme cette passion est la plus terrestre et la plus honteuse de toutes les passions, il la cache sous ces belles apparences. Jamais les prétextes ne lui manquent; est-il père, tout ce qu'il fait, si vous l'en croyez, il ne le fait que pour ses enfans, ou pour ses neveux, s'il est sans enfans. Misérable que tu es, ce n'est

[ocr errors]

ni pour la vieillesse, ni pour tes enfans, ou pour tes neveux, c'est pour toi-même que tu fais toutes ces ordures, c'est pour nourrir le ver infect qui te dévore.

ame.

Mais, Messieurs, que recueille-t-il de cette prévoyance sans mesure que le sage nous défend? Rien qu'angoisse, rien qu'affliction d'esprit. Je ne parle point de la misère des procès, qui toujours sont inséparables des grands domaines; je ne parle point de tout ce que la fortune peut faire de changemens et de ravages dans les établissemens les plus solides: considérez seulement le trouble, l'agitation, le tumulte de son Tout lui fait peur; les pluies, les sécheresses, toutes les intempéries des saisons l'allarment. Le jour ce n'est qu'embarras: il tourmente ses débiteurs, ses locataires, ou ses fermiers : il court tous les quartiers de la ville, pour apprendre des nouvelles des banqueroutes qui se font dans le royaume. Ne vous imaginez pas que ses nuits soient plus calmes que ses jours. Ce n'est point pour lui que le doux sommeil sème ses pavots sur la terre et sur l'onde, comme parle un de nos poëtes. Toutes les histoires et des larrons et des voleurs repassent incessamment en son imagination blessée, et lui ôtent le repos.

Il veille tandis que les serpens et les dragons dorment: toute la nature, à son avis, a les yeux ouverts pour le surprendre, ou pour le piller; en un mot, il s'est damné pour amasser un trésor, et il souffre dès cette vie tous les supplices des damnés pour le garder. Voilà les fruits de tous ces grands soins, de tous ces aveugles empressemens des insensés. Voilà les fruits de la prudence du siècle qui ferme l'oreille aux sages instructions du Saint-Esprit.

sa

Il est

Voyons maintenant quel doit être le travail de l'homme, soit que la fortune le renferme dans son domestique, ou que le tirant de l'obscurité, elle l'expose au grand jour et à la lumière du monde. Et premièrement il faut qu'il travaille pour subsistance, et pour les nécessités de la vie. a propre bien vrai qu'en cela il ne fera rien que les animaux ne fassent, et peut-être plus heureusement que lui. Si toutefois il est tel qu'il doit être, il y aura dans son travail je ne sais quoi qui sent l'homme, et qui marquera l'excellence de l'ouvrier. Comme les personnes bien nées ont un certain air de dignité, qui se répand sur toutes leurs actions, et qui les distingue tout visiElement du vulgaire : aussi l'homme qui a l'esprit droit, mêle dans tout ce qu'il fait ce semble comme les bêtes, il y mêle, dis-je, des sentimens qui ne tiennent rien de la bête. Il joindra à sa propre considération, la considération de sa famille; il sera du matin au soir à l'ouvrage, pour faire un établissement à sa femme, et la tirer de la pauvreté, qui conseille, qui persuade tant de choses déshonnêtes. Il veillera bien avant dans la nuit pour amasser de quoi élever, de quoi faire instruire ses enfans, et les mettre dans le chemin de la vertu : car encore que les oiseaux, que les bêtes les plus farouches ayent un amour très-violent pour leurs petits, qu'elles ailleut avec un soin incroyable leur chercher de la pâture; cet amour pourtant est d'une courte durée, et du moment que leurs petits n'ont plus besoin du secours, elles les chassent, et les méconnoissent. L'homme va plus loin; il ne s'arrête point au berceau de ses enfans, il porte ses yeux bien avant dans l'avenir, et pense à les rendre heureux, même après la mort.

Enfin, Messieurs, cet artisan, ce laboureur qui mange son pain à la sueur de son visage, ne peut-il point après le soin de sa famille, prendre soin des malheureux? Ne peut-il point se dérober, pour ainsi dire, à lui-même, à sa femme, à ses enfans de menues commodités, pour soulager par ces petites aumônes la misère des affligés? En tout cela il n'y a rien de

la bête. Je ne parle point des bénédictions que ce peu qu'il donne attirera sur son travail; je ne parle point des grandes promesses que l'évangile en tant de lieux fait aux charitables: je dis seulement, et qui ne le dira avec moi, que cet artisan, que ce laboureur qui aura de si nobles sentimens, méritoit de naître avec assez de fortune, pour n'être point obligé de tràvailler par nécessité.

Mais le travail qui est proprement de l'homme, c'est celui qui n'a pour but que le bien public, que le service de la patrie. Il est louable, à la vérité, de travailler pour soi-même, pour sa femme, pour ses enfans, pour soulager la calamité de quelques nécessiteux: mais servir sa patrie, c'est un degré de vertu infiniment plus élevé. C'est là le désir, c'est le beau feu qui brûle les belles ames. C'est à ces divins personnages que les couronnes, que les triomphes sont réservés: et à vrai dire, ces honneurs sont bien justement dûs. Car, Messieurs, comme naturellement l'homme est tout plein de l'amour propre, et que cette passion est sa passion dominante: pour se donner à yeux clos et tout entier au bien commun, il faut s'oublier en quelque sorte soi-même, il faut s'arracher du cœur ces inclinations basses, à la vérité, mais qui sont nées avec nous. Combien faut-il de grandeur d'esprit, combien de force pour arriver à ee haut point d'excellence et de vertu?

ཝཱ

1

"

Aussi toutes les histoires, tous les livres ne nous parlent-ils que des héros dont les immortelles actions ont autrefois embelli le monde; de ces héros, qui foulant aux pieds les molles délices de l'oisiveté, et tout ce que le vulgaire adore, ont heureusement fondé et les villes et les empires, établi de justes loix, ou donné de saintes instructions à toute la terre. En effet, nous leur devons tout ce qu'il y a de merveilleux et dans les siècles passés et dans le nôtre. Sans eux la vie civile, les scien çes, les beaux arts, toutes les richesses et de la terre et de la mer seroient inconnues et comme abîmées dans les ténèbres du premier cahos. Car, Messieurs, pour fouiller dans les monumens de l'antiquité la plus reculée, qui fonda l'empire et des Perses, et des Grecs? Ne fut-ce pas la valeur de deux conquérans, dont le nom vivra à jamais dans les annáles? Ils ne craignirent l'un et l'autre ni la fatigue, ni les dangers, pour porter leur nation à ce haut faîte de gloire où elles se virent sous ces deux grands rois que rien ne pouvoit ni lasser ni vaincre. Et d'où vient l'énorme grandeur de Rome, de cette ville triomphante, qui mit à ses pieds tout l'univers? La vertu,

« PreviousContinue »