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jusqu'où iroit une si damnable doctrine, je lui dis : « Mais, mon père, ne sera-t-il point permis de tuer pour un peu moins? Ne sauroit-on diriger son intention en sorte qu'on puisse tuer pour un démenti? — Oui, dit le père, et selon notre P. Baldelle (liv. III, disp. xxiv, n. 24), rapporté par Escobar au même lieu (n. 49): « Il est permis de tuer celui « qui vous dit : Vous avez menti, si on ne peut le réprimer autrement.» Et on peut tuer de la même sorte pour des médisances, selon nos pères; car Lessius, que le P. Héreau entre autres suit mot à mot, dit, au lieu déjà cité : « Si vous tâchez de ruiner ma réputation par des calomnies « devant des personnes d'honneur, et que je ne puisse l'éviter autrement qu'en vous tuant, le puis-je faire? Oui, selon des auteurs modernes, et même encore que le crime que vous publiez soit véritable, si toutefois il est secret, en sorte que vous ne puissiez le découvrir selon les << voies de la justice; et en voici la preuve. Si vous me voulez ravir << l'honneur en me donnant un soufflet, je puis l'empêcher par la force « des armes donc la même défense est permise quand vous me voulez « faire la même injure avec la langue. De plus, on peut empêcher les << affronts donc on peut empêcher les médisances. Enfin l'honneur est « plus cher que la vie. Or, on peut tuer pour défendre sa vie : donc on << peut tuer pour défendre son honneur. »>

Voilà des argumens en forme. Ce n'est pas là discourir, c'est prouver. Et enfin ce grand Lessius montre au même endroit (n. 78) qu'on peut tuer même pour un simple geste, ou un signe de mépris. « On peut, « dit-il, attaquer et ôter l'honneur en plusieurs manières, dans lesquelles la défense paroît bien juste, comme si on veut donner un coup de bâton, ou un soufflet, ou si on veut nous faire affront par des paroles ou par des signes, sive per signa. »

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O mon père ! lui dis-je, voilà tout ce qu'on peut souhaiter pour mettre l'honneur à couvert; mais la vie est bien exposée, si, pour de simples médisances, ou des gestes désobligeans, on peut tuer le monde en conscience. Cela est vrai, me dit-il; mais comme nos pères sont fort circonspects, ils ont trouvé à propos de défendre de mettre cette doctrine en usage en ces petites occasions; car ils disent au moins << qu'à peine doit-on la pratiquer, practice vix probari potest. » Et ce n'a pas été sans raison; la voici.—Je la sais bien, lui dis je, c'est parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me dit le père ils le trouvent permis en conscience, et en ne regardant que la vérité en elle-même. - Et pourquoi le défendent-ils donc ? Ecoutez-le, dit-il. C'est parce qu'on dépeupleroit un État en moins de rien, si on en tuoit tous les médisans. Apprenez-le de notre Reginaldus (liv. XXI, n. 63, p. 260): « Encore que cette opinion qu'on peut tuer << pour une médisance ne soit pas sans probabilité dans la théorie, il « faut suivre le contraire dans la pratique; car il faut toujours éviter le << dommage de l'État dans la manière de se défendre. Or, il est visible << qu'en tuant le monde de cette sorte, il se feroit un trop grand nombre « de meurtres. » Lessius en parle de même au lieu déjà cité: « Il faut « prendre garde que l'usage de cette maxime ne soit nuisible à l'État; « car alors il ne faut pas le permettre, tunc enim non est permittendus. »

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Quoi ! mon père, ce n'est donc ici qu'une défense de politique, et non pas de religion? Peu de gens s'y arrêteront, et surtout dans la colère; car il pourroit être assez probable qu'on ne fait point de tort à l'État de le purger d'un méchant homme. — Aussi, dit-il, notre P. Filiutius joint à cette raison-là une autre bien considérable (tr. XXIX, chap. III, n. 51): « C'est qu'on seroit puni en justice, en tuant le monde « pour ce sujet. » — - Je vous le disois bien, mon père, que vous ne feriez jamais rien qui vaille, tant que vous n'auriez point les juges de votre côté. Les juges, dit le père, qui ne pénètrent pas dans les consciences, ne jugent que par le dehors de l'action, au lieu que nous regardons principalement à l'intention. Et de là vient que nos maximes sont quelquefois un peu différentes des leurs. —Quoi qu'il en soit, mon père, il se conclut fort bien des vôtres qu'en évitant les dommages de l'Etat, on peut tuer les médisans en sûreté de conscience, pourvu que ce soit en sûreté de sa personne.

Mais, mon père, après avoir si bien pourvu à l'honneur, n'avezvous rien fait pour le bien? Je sais qu'il est de moindre considération, mais il n'importe. Il me semble qu'on peut bien diriger son intention à tuer pour le conserver. — Oui, dit le père, et je vous en ai touché quelque chose qui vous a pu donner cette ouverture. Tous nos casuistes s'y accordent, et même on le permet, « encore que l'on ne craigne plus • aucune violence de ceux qui nous ôtent notre bien, comme quand ils « s'enfuient. » Azor, de notre Société, le prouve (part. III, liv. II, chap. I, quest. xx).

Mais, mon père, combien faut-il que la chose vaille pour nous porter à cette extrémité? - Il faut, selon Reginaldus (liv. XXI, chap. v, n. 66), et Tannerus (in 2-2, disp. IV, quest. VIII, d. iv, n. 69), « que << la chose soit de grand prix au jugement d'un homme prudent. » Et Layman et Filiutius en parlent de même. Ce n'est rien dire, mon père : où ira-t-on chercher un homme prudent, dont la rencontre est si rare, pour faire cette estimation? Que ne déterminent-ils exactement la somme? Comment! dit le père, étoit-il si facile, à votre avis, de comparer la vie d'un homme et d'un chrétien à de l'argent? C'est ici où je veux vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens Pères, pour combien d'argent il est permis de tuer un homme. Que vous diront-ils, sinon Non occides, vous ne < tuerez point? - Et qui a donc osé déterminer cette somme? répondis-je. C'est, me dit-il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l'a estimée « à six ou sept ducats, pour lesquels il assure qu'il est permis de tuer, encore que celui qui les emporte s'enfuie. » C'est en son tome IV (tr. III, disp. xvi, d. vi). Et il dit de plus au même endroit qu'il « n'oseroit condamner d'aucun péché un homme qui tue celui qui lui « veut ôter une chose de la valeur d'un écu, ou moins, unius aurei, « vel minoris adhuc valoris » Ce qui a porté Escobar à établir cette règle générale (n. 44), « que régulièrement on peut tuer un homme pour la valeur d'un écu, selon Molina. »

- O mon père! d'où Molina a-t-il pu être éclairé pour déterminer

une chose de cette importance sans aucun secours de l'Écriture, des conciles, ni des Pères? Je vois bien qu'il a eu des lumières bien particulières et bien éloignées de saint Augustin sur l'homicide, aussi bien que sur la grâce. Me voici bien savant sur ce chapitre; et je connois parfaitement qu'il n'y a plus que les gens d'Eglise qui s'abstiendront de tuer ceux qui leur feront tort en leur honneur ou en leur bien. — Que voulez-vous dire? répliqua le père. Cela seroit-il raisonnable, à votre avis, que ceux qu'on doit le plus respecter dans le monde fussent seuls exposés à l'insolence des méchans? Nos pères ont prévenu ce désordre; car Tannerus (tr. II, d. iv, quest. vIII, d. IV, n. 76), dit « qu'il est permis aux ecclésiastiques, et aux religieux même, de tuer, pour dé<< fendre non-seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur a communauté. » Molina, qu'Escobar rapporte (n. 43), Bécan (in 2-2, t. II, quæst. vii, de Hom., conc. 2, n. 5), Reginaldus (liv. XXI, chap. v, n. 68), Layman (liv. III, tr. III, part. III, chap. III, n. 4), Lessius (liv. II, chap. ix, d. x1, n. 72), et les autres, se servent tous des mêmes paroles.

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« Et même, selon notre célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux religieux de prévenir ceux qui les veulent noircir par des médisances, en les tuant pour les en empêcher. Mais c'est toujours en dirigeant bien l'intention. Voici ses termes (t. V, disp. xxxvi, n. 118) : « Il est ⚫ permis à un ecclésiastique, ou à un religieux, de tuer un calomniateur << qui menace de publier des crimes scandaleux de sa communauté, ou « de lui-même, quand il n'y a que ce seul moyen de l'en empêcher, < comme s'il est prêt à répandre ses médisances si on ne le tue prompte<< ment: car, en ce cas, comme il seroit permis à ce religieux de tuer << celui qui lui voudroit ôter la vie, il lui est permis aussi de tuer celui << qui lui veut ôter l'honneur ou celui de sa communauté, de la même << sorte qu'aux gens du monde. » — Je ne savois pas cela, lui dis-je, et j'avois cru simplement le contraire sans y faire de réflexion, sur ce que j'avois ouï dire que l'Eglise abhorre tellement le sang, qu'elle ne permet pas seulement aux juges ecclésiastiques d'assister aux jugemens criminels. Ne vous arrêtez pas à cela, dit-il, notre P. Lamy prouve fort bien cette doctrine, quoique, par un trait d'humilité bienséant à ce grand homme, il la soumette aux lecteurs prudens. Et Caramuel, notre illustre défenseur, qui la rapporte dans sa Théologie fondamentale (p. 543), la croit si certaine, qu'il soutient « que le contraire n'est pas probable » et il en tire des conclusions admirables, comme celle-ci, qu'il appelle la conclusion des conclusions, conclusionum conclusio: << qu'un prêtre non-seulement peut, en de certaines rencontres, tuer << un calomniateur, mais encore qu'il y en a où il le doit faire, etiam « aliquando debet occidere.» Il examine plusieurs questions nouvelles sur ce principe; par exemple, celle-ci : Savoir si les jésuites peuvent tuer les jansénistes? Voilà, mon père, m'écriai-je, un point de théologie bien surprenant! et je tiens les jansénistes déjà morts par la doctrine du P. Lamy. Vous voilà attrapé, dit le père: Caramuel conclut le contraire des mêmes principes. Et comment cela, mon père? Parce, me dit-il, qu'ils ne nuisent pas à notre réputation. Voici ses

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mots (n. 1146 et 1147, p. 547 et 548): « Les jansénistes appellent les * jésuites pélagiens; pourra-t-on les tuer pour cela? Non, d'autant que << les jansénistes n'obscurcissent non plus l'éclat de la Société qu'un hibou celui du soleil; au contraire, ils l'ont relevée, quoique contre leur intention: occidi non possunt, quia nocere non potuerunt. »

- Hè quoi! mon père, la vie des jansénistes dépend donc seulement de savoir s'ils nuisent à votre réputation? Je les tiens peu en sûreté, si cela est. Car, s'il devient tant soit peu probable qu'ils vous fassent tort, les voilà tuables sans difficulté. Vous en ferez un argument en forme; et il n'en faut pas davantage avec une direction d'intention pour expédier un homme en sûreté de conscience. O qu'heureux sont les gens qui ne veulent pas souffrir les injures, d'être instruits en cette doctrine! Mais que malheureux sont ceux qui les offensent! En vérité, mon père, il vaudroit autant avoir affaire à des gens qui n'ont point de religion, qu'à ceux qui en sont instruits jusqu'à cette direction. Car enfin l'intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s'aperçoit point de cette direction secrète, et il ne sent que celle du coup qu'on lui porte. Et je ne sais même si on n'auroit pas moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés, que de se sentir poignarder consciencieusement par des gens dévots.

Pour

« Tout de bon, mon père, je suis un peu surpris de tout ceci; et ces questions du P. Lamy et de Caramuel ne me plaisent point. quoi! dit le père: êtes vous janséniste? - J'en ai une autre raison, lui dis-je. C'est que j'écris de temps en temps à un de mes amis de la campagne ce que j'apprends des maximes de vos pères. Et quoique je ne fasse que rapporter simplement et citer fidèlement leurs paroles, je ne sais néanmoins s'il ne se pourroit pas rencontrer quelque esprit bizarre qui, s'imaginant que cela vous fait tort, ne tirât de vos principes quelque méchante conclusion. Allez, me dit le père, il ne vous en arrivera point de mal, j'en suis garant. Sachez que ce que nos pères ont imprimé eux-mêmes, et avec l'approbation de nos supérieurs, n'est ni mauvais, ni dangereux à publier. »

Je vous écris donc sur la parole de ce bon père; mais le papier me manque toujours et non pas les passages. Car il y en a tant d'autres, et de si forts, qu'il faudroit des volumes pour tout dire. Je suis, etc.

HUITIEME LETTRE'.

Maximes corrompues des casuistes touchant les juges, les usuriers, le contrat Mohatra, les banqueroutiers, les restitutions, etc. Diverses extravagances des mêmes casuistes.

Monsieur,

De Paris, ce 28 mai 1656.

Vous ne pensiez pas que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes; cependant il y a des gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal. Les uns me prennent pour un docteur de Sorbonne ;

4. Cette lettre a été revue par Nicole.

les autres attribuent mes lettres à quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres, ni ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connoître que je n'ai pas mal réussi dans le dessein que j'ai eu de n'être connu que de vous, et du bon père qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les discours, quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me contraindre; car il ne les continueroit pas, s'il s'apercevoit que j'en fusse si choqué; et ainsi je ne pourrois m'acquitter de la parole que je vous ai donnée, de vous faire savoir leur morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la violence que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la morale chrétienne par des égaremens si étranges, sans oser y contredire ouvertement. Mais après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu'à la fin j'éclaterai pour la mienne, quand il n'aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu'il me sera possible; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m'en apprit tant la dernière fois, que j'aurai bien de la peine à tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car de quelque manière qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont en effet qu'à favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers, les larrons, les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez largement de restituer ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que le bon père m'apprit par ce discours.

« Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu celles qui touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les domestiques et les gentilshommes: parcourons maintenant les autres, et commençons par les juges.

<< Je vous dirai d'abord une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l'un de nos vingt-quatre vieillards. Voici ses mots : « Un juge peut-il, dans une question de droit, juger selon une « opinion probable, en quittant l'opinion la plus probable? Oui, et même << contre son propre sentiment: imo contra propriam opinionem. » Et c'est ce que notre P. Escobar rapporte aussi au traité VI (ex. vi, n. 45). -O mon père, lui dis-je, voilà un beau commencement! les juges vous sont bien obligés : et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont si favorables. Car vous leur donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que vous vous êtes donné sur les consciences.

Vous voyez, me dit-il, que ce n'est pas notre intérêt qui nous fait agir, nous n'avons eu égard qu'au repos de leurs consciences; et c'est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le sujet des présens qu'on leur fait. Car, pour lever les scrupules qu'ils pourroient avoir d'en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu'il n'y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C'est en son tome I (tr. II, d. LXXXVIII, n. 6). Les voici : «< Les juges peuvent recevoir des présens des parties, quand ils les leur

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