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contre sont bien probables; car ce que vous me dites ne peut manquer de l'être, après l'autorité de Filiutius et d'Escobar. Mais en le laissant dans sa sphère de probabilité, on pourroit bien, ce me semble, dire aussi le contraire, et l'appuyer par ces raisons. Lorsque l'Eglise permet aux prêtres qui sont pauvres de recevoir de l'argent pour leurs messes, parce qu'il est bien juste que ceux qui servent à l'autel vivent de l'autel, elle n'entend pas pour cela qu'ils échangent le sacrifice pour de l'argent, et encore moins qu'ils se privent eux-mêmes de toutes les grâces qu'ils en doivent tirer les premiers. Et je dirois encore « que les prêtres, selon << saint Paul, sont obligés d'offrir le sacrifice, premièrement pour eux<< mêmes, et puis pour le peuple; » et qu'ainsi il leur est bien permis d'en associer d'autres au fruit du sacrifice, mais non pas de renoncer eux-mêmes volontairement à tout le fruit du sacrifice, et de le donner à un autre pour un tiers de messe, c'est-à-dire pour quatre ou cinq sous. En vérité, mon père, pour peu que je fusse grave, je rendrois cette opinion probable. Vous n'y auriez pas grande peine, me dit-il; elle l'est visiblement : la difficulté étoit de trouver de la probabilité dans le contraire des opinions qui sont manifestement bonnes; et c'est ce qui n'appartient qu'aux grands hommes. Le P. Bauny y excelle. Il y a du plaisir de voir ce savant casuiste pénétrer dans le pour et le contre d'une même question qui regarde encore les prêtres, et trouver raison partout, tant il est ingénieux et subtil.

<< Il dit en un endroit, c'est dans le traité X (p. 474): « On ne peut << pas faire une loi qui obligeât les curés à dire la messe tous les jours, « parce qu'une telle loi les exposeroit indubitablement, haud dubie, au « péril de la dire quelquefois en péché mortel. » Et néanmoins, dans le même traité X (p. 447), il dit que « les prêtres qui ont reçu de l'ar<< gent pour dire la messe tous les jours, la doivent dire tous les jours, a et qu'ils ne peuvent pas s'excuser sur ce qu'ils ne sont pas toujours << assez bien préparés pour la dire, parce qu'on peut toujours faire l'acte « de contrition; et que, s'ils y manquent, c'est leur faute, et non pas « celle de celui qui leur fait dire la messe. » Et pour lever les plus grandes difficultés qui pourroient les en empêcher, il résout ainsi cette question dans le même traité (quest. XxxII, p. 457) : « Un prêtre peut<< il dire la messe le même jour qu'il a commis un péché mortel et des << plus criminels, en se confessant auparavant? Non, dit Villalobos, << cause de son impureté. Mais Sancius dit que oui, et sans aucun pé<< ché; je tiens son opinion sûre, et qu'elle doit être suivie dans la pra« tique et tuta et sequenda in praxi. »

Quoi, mon père ! lui dis-je, on doit suivre cette opinion dans la pratique? Un prêtre qui seroit tombé dans un tel désordre oseroit-il s'approcher le même jour de l'autel, sur la parole du P. Bauny? Et ne devroit-il pas déférer aux anciennes lois de l'Église, qui excluoient pour jamais du sacrifice, ou au moins pour un long temps, les prêtres qui avoient commis des péchés de cette sorte, plutôt que de s'arrêter aux nouvelles opinions des casuistes, qui les y admettent le jour même qu'ils y sont tombés? Vous n'avez point de mémoire, dit le père. Ne vous appris-je pas l'autre fois que, selon nos PP. Cellot et Reginaldus, « on

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« ne doit pas suivre, dans la morale, les anciens Pères, mais les nou• veaux casuistes? » — Je m'en souviens bien, lui répondis-je; mais il y a plus ici, car il y a des lois de l'Église. Vous avez raison, me ditil; mais c'est que vous ne savez pas encore cette belle maxime de nos pères: que les lois de l'Église perdent leur force quand on ne les observe plus, quum jam desuetudine abierunt, » comme dit Filiutius (t. II, tr. XXV, n. 33). Nous voyons mieux que les anciens les nécessités présentes de l'Église. Si on étoit si sévère à exclure les prêtres de l'autel, vous comprenez bien qu'il n'y auroit pas un si grand nombre de messes. Or, la pluralité des messes apporte tant de gloire à Dieu, et d'utilité aux âmes, que j'oserois dire, avec notre P. Cellot, dans son livre de la Hiérarchie (p. 611 de l'impression de Rouen), qu'il n'y auroit pas trop de prêtres, « quand non-seulement tous les hommes et les femmes, si cela se pouvoit, mais que les corps insensibles, et les bêtes brutes même, ■ bruta animalia, seroient changés en prêtres pour célébrer la messe.» Je fus si surpris de la bizarrerie de cette imagination, que je ne pus rien dire, de sorte qu'il continua ainsi : « Mais en voilà assez pour les prêtres; je serois trop long; venons aux religieux. Comme leur plus grande difficulté est en l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs, écoutez l'adoucissement qu'y apportent nos pères. C'est Castrus Palaüs, de notre Société (Op. mor., part. I, disp. II, p. 6): « Il est hors de « dispute, non est controversia, que le religieux qui a pour soi une opi<nion probable n'est point tenu d'obéir à son supérieur, quoique l'opi«nion du supérieur soit la plus probable; car alors il est permis au reli⚫gieux d'embrasser celle qui lui est la plus agréable, quæ sibi gratior « fuerit, comme le dit Sanchez. Et encore que le commandement du « supérieur soit juste, cela ne vous oblige pas de lui obéir: car il n'est pas juste de tous points et en toutes manières, non undequaque juste α præcipit, mais seulement probablement; et ainsi vous n'êtes engagé << que probablement à lui obéir, et vous en êtes probablement dégagé: a probabiliter obligatus, et probabiliter deobligatus. » Certes, mon père, lui dis-je, on ne sauroit trop estimer un si beau fruit de la double probabilité. Elle est de grand usage, me dit-il; mais abrégeons. Je ne vous dirai plus que ce trait de notre célèbre Molina, en faveur des religieux qui sont chassés de leurs couvens pour leurs désordres. Notre P. Escobar le rapporte (tr. VI, ex. vii, n. 111), en ces termes : « Moalina assure qu'un religieux chassé de son monastère n'est point obligé « de se corriger pour y retourner, et qu'il n'est plus lié par son vœu a d'obéissance. »

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- Voilà, mon père, lui dis-je, les ecclésiastiques bien à leur aise. Je vois bien que vos casuistes les ont traités favorablement. Ils y ont agi comme pour eux-mêmes. J'ai bien peur que les gens des autres conditions ne soient pas si bien traités. Il falloit que chacun fît pour soi. Ils n'auroient pas mieux fait eux-mêmes, me repartit le père. On a agi pour tous avec une pareille charité, depuis les plus grands jusques aux moindres; et vous m'engagez, pour vous le montrer, à vous dire nos maximes touchant les valets.

Nous avons considéré, à leur égard, la peine qu'ils ont, quand ils

sont gens de conscience, à servir des maîtres débauchés; car s'ils ne font tous les messages où ils les emploient, ils perdent leur fortune; et s'ils leur obéissent, ils en ont du scrupule. C'est pour les en soulager que nos vingt-quatre pères (tr. VII, ex. iv, n. 223) ont marqué les services qu'ils peuvent rendre en sûreté de conscience. En voici quelques-uns: Porter des lettres et des présens; ouvrir les portes et les « fenêtres; aider leur maître à monter à la fenêtre, tenir l'échelle < pendant qu'il y monte: tout cela est permis et indifférent. Il est « vrai que pour tenir l'échelle il faut qu'ils soient menacés plus qu'à « l'ordinaire, s'ils y manquoient; car c'est faire injure au maître d'une << maison d'y entrer par la fenêtre. »

Voyez-vous combien cela est judicieux ? Je n'attendois rien moins, lui dis-je, d'un livre tiré de vingt-quatre jésuites.-Mais, ajouta le père, notre P. Bauny a encore bien appris aux valets à rendre tous ces devoirs-là innocemment à leurs maîtres, en faisant qu'ils portent leur intention, non pas aux péchés dont ils sont les entremetteurs, mais seulement au gain qui leur en revient. C'est ce qu'il a bien expliqué dans sa Somme des péchés, en la page 710 de la première impression: << Que les « confesseurs, dit-il, remarquent bien qu'on ne peut absoudre les valets qui font des messages déshonnêtes, s'ils consentent aux péchés << de leurs maîtres; mais il faut dire le contraire, s'ils le font pour leur • commodité temporelle. » Et cela est bien facile à faire; car pourquoi s'obstineroient-ils à consentir à des péchés dont ils n'ont que la peine? « Et le même P. Bauny a encore établi cette grande maxime en faveur de ceux qui ne sont pas contens de leurs gages; c'est dans sa Somme (p. 213 et 214 de la sixième édition): « Les valets qui se plai<< gnent de leurs gages peuvent-ils d'eux-mêmes les croître en se gar<< nissant les mains d'autant de bien appartenant à leurs maîtres, comme << ils s'imaginent en être nécessaire pour égaler lesdits gages à leur peine? Ils le peuvent en quelques rencontres, comme lorsqu'ils sont « si pauvres en cherchant condition, qu'ils ont été obligés d'accepter « l'offre qu'on leur a faite, et que les autres valets de leur sorte gagnent ⚫ davantage ailleurs. >>

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- Voilà justement, mon père, lui dis-je, le passage de Jean d'Alba.— Quel Jean d'Alba? dit le père. Que voulez-vous dire ?-Quoi! mon père, ne vous souvenez-vous plus de ce qui se passa en cette ville l'année 1647? Et où étiez-vous donc alors? - J'enseignois, dit-il, les cas de conscience dans un de nos colléges assez éloigné de Paris.-Je vois donc bien, mon père, que vous ne savez pas cette histoire; il faut que je vous la dise. C'étoit une personne d'honneur qui la contoit l'autre jour en un lieu où j'étois. Il nous disoit que ce Jean d'Alba, servant vos pères du collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, et n'étant pas satisfait de ses gages, déroba quelque chose pour se récompenser; que vos pères, s'en étant aperçus, le firent mettre en prison, l'accusant de vol domestique, et que le procès en fut rapporté au Châtelet, le sixième jour d'avril 1647, si j'ai bonne mémoire; car il nous marqua toutes ces particularités-là, sans quoi à peine l'auroit-on cru. Ce malheureux, étant interrogé, avoua qu'il avoit pris quelques plats d'étain à vos pères; mais il soutint qu'il

ne les avoit pas volés pour cela, rapportant pour sa justification cette doctrine du P. Bauny, qu'il présenta aux juges avec un écrit d'un de vos pères, sous lequel il avoit étudié les cas de conscience, qui lui avoit appris la même chose. Sur quoi M. de Montrouge, l'un des plus considérés de cette compagnie, dit en opinant: qu'il n'étoit pas « d'avis que, << sur des écrits de ces pères, contenant une doctrine illicite, pernicieuse << et contraire à toutes les lois naturelles, divines et humaines, capable a de renverser toutes les familles, et d'autoriser tous les vols domesti•ques, on dût absoudre cet accusé.» Mais qu'il étoit «d'avis que ce trop « fidèle disciple fût fouetté devant la porte du collège, par la main du « bourreau, lequel en même temps brûleroit les écrits de ces pères << traitant du larcin, avec défense à eux de plus enseigner une telle a doctrine, sur peine de la vie. »>

« On attendoit la suite de cet avis, qui fut fort approuvé, lorsqu'il arriva un incident qui fit remettre le jugement de ce procès. Mais cependant le prisonnier disparut, on ne sait comment, sans qu'on parlât plus de cette affaire-là; de sorte que Jean d'Alba sortit, et sans rendre sa vaisselle. Voilà ce qu'il nous dit, et il ajoutoit à cela que l'avis de M. de Montrouge est aux registres du Châtelet, où chacun le peut voir. Nous prîmes plaisir à ce conte.

A quoi vous amusez-vous? dit le père. Qu'est-ce que tout cela signifie? Je vous parle des maximes de nos casuistes; j'étois prêt à vous parler de celles qui regardent les gentilshommes, et vous m'interrompez par des histoires hors de propos! Je ne vous le disois qu'en passant, lui dis-je, et aussi pour vous avertir d'une chose importante sur ce sujet, que je trouve que vous avez oubliée en établissant votre doctrine de la probabilité.-Eh quoi! dit le père, que pourroit-il y avoir de manque après que tant d'habiles gens y ont passé ?-C'est, lui répondis-je, que vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions probables en assurance à l'égard de Dieu et de la conscience: car, à ce que vous dites, on est en sûreté de ce côté-là en suivant un docteur grave. Vous les avez encore mis en assurance du côté des confesseurs; car vous avez obligé les prêtres à les absoudre sur une opinion probable, à peine de péché mortel: mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges; de sorte qu'ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités. C'est un défaut capital que cela. Vous avez raison, dit le père, vous me faites plaisir; mais c'est que nous n'avons pas autant de pouvoir sur les magistrats que sur les confesseurs, qui sont obligés de se rapporter à nous pour les cas de conscience: car c'est nous qui en jugeons souverainement. J'entends bien, lui dis-je; mais si d'une part vous êtes les juges des confesseurs, n'êtes-vous pas de l'autre les confesseurs des juges? Votre pouvoir est de grande étendue : obligez-les d'absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d'être exclus des sacremens, afin qu'il n'arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que ceux que vous rendez innocens dans la théorie soient fouettés ou pendus dans la pratique. Sans cela, comment trouveriez-vous des disciples ?-Il y faudra songer, me dit-il, cela n'est pas à négliger. Je le proposerai à notre père provincial.

Vous pouviez néanmoins réserver cet avis à un autre temps, sans interrompre ce que j'ai à vous dire des maximes que nous avons établies en faveur des gentilshommes, et je ne vous les apprendrai qu'à la charge que vous ne me ferez plus d'histoires. >>

Voilà tout ce que vous aurez pour aujourd'hui; car il faut plus d'une lettre pour vous mander tout ce que j'ai appris en une seule conversation. Cependant je suis, etc.

SEPTIEME LETTRE '.

De la méthode de diriger l'intention, selon les casuistes. De la permission qu'ils donnent de tuer pour la défense de l'honneur et des biens, et qu'ils étendent jusqu'aux prêtres et aux religieux. Question curieuse proposée par Caramuel, savoir s'il est permis aux jésuites de tuer les jansénistes. De Paris, ce 25 avril 1656.

Monsieur,

Après avoir apaisé le bon père, dont j'avois un peu troublé le discours par l'histoire de Jean d'Alba, il le reprit sur l'assurance que je lui donnai de ne lui en plus faire de semblables; et il me parla des maximes de ces casuistes touchant les gentilshommes, à peu près en ces termes :

<< Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paroissent bien contraires à la piété chrétienne; de sorte qu'il faudroit les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos pères n'eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s'accommoder à la foiblesse des hommes. Mais comme ils vouloient demeurer attachés à l'Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédiens qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur.

<< Mais autant que ce dessein étoit utile, autant l'exécution en étoit pénible; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de Elle Elle m'étonne, lui dis-je assez froidement. cette entreprise. · vous étonne? me dit-il: je le crois, elle en étonneroit bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Evangile ordonne « de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu ? » et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis? Avez-vous jamais rien vu qui paroisse plus contraire? Et cependant, quand je vous dis que nos pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. Je ne m'expliquois pas assez, mon

«

4. Cette lettre a été revue par Nicole.

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