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P. Bauny, qu'Aristote ait été de ce sentiment. Vous auriez changé d'avis, si vous l'aviez lu vous-même. Il est bien vrai qu'il enseigne « qu'afin

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qu'une action soit volontaire, il faut connoître les particularités de << cette action singula in quibus est actio. » Mais qu'entend-il par là, sinon les circonstances particulières de l'action, ainsi que les exemples qu'il en donne le justifient clairement, n'en rapportant point d'autre que de ceux où l'on ignore quelqu'une de ces circonstances, comme « d'une personne qui, voulant monter une machine, en décoche un « dard qui blesse quelqu'un; et de Mérope qui tua son fils en pensant < tuer son ennemi, » et autres semblables?

« Vous voyez donc par là quelle est l'ignorance qui rend les actions involontaires; et que ce n'est que celle des circonstances particulières qui est appelée par les théologiens, comme vous le savez fort bien, mon père, l'ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c'est-à-dire quant à l'ignorance du bien et du mal qui est en l'action, de laquelle seule il s'agit ici, voyons si Aristote est de l'avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe : « Tous les méchans ignorent ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils doivent fuir; et c'est cela même qui les rend mé<< chans et vicieux. C'est pourquoi on ne peut pas dire que, parce qu'un « homme ignore ce qu'il est à propos qu'il fasse pour satisfaire à son α devoir, son action soit involontaire. Car cette ignorance dans le choix « du bien et du mal ne fait pas qu'une action soit involontaire, mais « seulement qu'elle est vicieuse. L'on doit dire la même chose de celui « qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend les hommes dignes de blâme, et non d'excuse. Et ainsi l'ignorance qui rend les actions involontaires et excusables est seualement celle qui regarde le fait en particulier, et ses circonstances « singulières: car alors on pardonne à un homme, et on l'excuse, et on « le considère comme ayant agi contre son gré. »

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Après cela, mon père, direz-vous encore qu'Aristote soit de votre opinion? Et qui ne s'étonnera de voir qu'un philosophe païen ait été plus éclairé que vos docteurs en une matière aussi importante à toute la morale, et à la conduite même des âmes, qu'est la connoissance des conditions qui rendent les actions volontaires ou involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas de péché ? N'espérez donc plus rien, mon père, de ce prince des philosophes, et ne résistez plus au prince des théologiens, qui décide ainsi ce point, au livre I de ses Rétr. (chap. xv): « Ceux qui pèchent par ignorance, ne font leur action que parce qu'ils la veulent faire, quoiqu'ils pèchent sans qu'ils veuil«lent pécher. Et ainsi ce péché même d'ignorance ne peut être commis ⚫ que par la volonté de celui qui le commet, mais par une volonté qui «se porte à l'action, et non au péché; ce qui n'empêche pas néanmoins " que l'action ne soit péché, parce qu'il suffit pour cela qu'on ait fait ce a qu'on étoit obligé de ne point faire. »

Le père me parut surpris, et plus encore du passage d'Aristote que de celui de saint Augustin. Mais, comme il pensoit à ce qu'il devoit dire, on vint l'avertir que Mme la maréchale de.......... et Mme la marquise de.... le demandoient. Et ainsi, en nous quittant à la hâte : PASCAL I

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« J'en parlerai, dit-il, à nos pères; ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. » Nous l'entendîmes bien ; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d'être étonné du renversement que cette doctrine apportoit dans la morale. A quoi il me répondit qu'il étoit bien étonné de mon étonnement. « Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans les autres matières? » Il m'en donna d'étranges exemples, et remit le reste à une autre fois. J'espère que ce que j'en apprendrai sera le sujet de notre premier entretien.

Je suis, etc.

CINQUIÈME LETTRE.

Dessein des jésuites en établissant une nouvelle morale. Deux sortes de casuistes parmi eux: beaucoup de relâchés, et quelques-uns de sévères; raison de cette différence. Explication de la doctrine de la probabilité. Foule d'auteurs modernes et inconnus mis à la place des saints Pères.

Monsieur,

De Paris, ce 20 mars 1656.

Voici ce que je vous ai promis; voici les premiers traits de la morale de ces bons pères jésuites, « de ces hommes éminens en doctrine et en sagesse, qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la philosophie. » Vous pensez peut-être que je raille : je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux mêmes qui le disent dans leur livre intitulé, Imago primi sæculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge : « C'est une société d'hommes, ou plutôt d'anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles: « Allez, » La prophétie n'en est-elle pas claire? « Ce << anges prompts et légers. sont des esprits d'aigles; c'est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu'il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la chrétienté. » Il le faut croire, puisqu'ils le disent. Et vous l'allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.

J'ai voulu m'en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami m'en avoit appris. J'ai voulu les voir eux-mêmes; mais j'ai trouvé qu'il ne m'avoit rien dit que de vrai. Je pense qu'il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.

Dans celle que j'eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j'avois peine à le croire; mais il me les montra dans les livres de ces pères : de sorte qu'il ne me resta à dire pour leur défense, sinon que c'étoient les sentimens de quelques particuliers qu'il n'étoit pas juste d'imputer au corps. Et en effet, je l'assurai que j'en connoissois qui sont aussi sévères que ceux qu'il me citoit sont relâchés. Ce fut sur cela qu'il me découvrit l'esprit de la société, qui n'est pas connu de tout le monde; et vous serez peut-être bien aise de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit: << Vous pensez beaucoup faire en leur faveur de montrer qu'ils ont de leurs pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires; et vous concluez de là que ces opinions larges n'ap

partiennent pas à toute la Société. Je le sais bien; car si cela étoit, ils n'en souffriroient pas qui y fussent si contraires. Mais puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licencieuse, concluez-en de même que l'esprit de la Société n'est pas celui de la sévérité chrétienne; car, si cela étoit, ils n'en souffriroient pas qui y fussent si opposés. - Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du corps entier? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et que chacun a la li berté de dire à l'aventure ce qu'il pense. Cela ne peut pas être, me répondit-il; un si grand corps ne subsisteroit pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvemens outre qu'ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de leurs supérieurs. Mais quoi! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des maximes si différentes?C'est ce qu'il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.

« Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs: ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer: ce seroit une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison qu'ayant affaire à des personnes de toutes sortes de conditions et de nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité.

De ce principe vous jugez aisément que, s'ils n'avoient que des casuistes relâchés, ils ruineroient leur principal dessein, qui est d'embrasser tout le monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sévère. Mais comme il n'y en a pas beaucoup de cette sorte, ils n'ont pas besoin de beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu; au lieu que la foule des casuistes relâchés s'offre à la foule de ceux qui cherchent le relâchement.

« C'est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le P. Petau, qu'ils tendent les bras à tout le monde : car, s'il se présente à eux quelqu'un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis, ne craignez pas qu'ils l'en détournent; ils loueront, au contraire, et confirmeront une si sainte résolution: mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution sans restituer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens dont ils se rendront les ga

rans.

«Par là ils conservent tous leurs amis, et se défendent contre tous leurs ennemis; car, si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont faits de la rigueur de la loi chrétiennc; et les sim

ples, et ceux qui n'approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces preuves.

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Ainsi, ils en ont pour toutes sortes de personnes, et répondent si bien selon ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la croix, et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux chrétiens l'idolâtrie même, par cette subtile invention de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Cachinchoam et à leur Keum-fucum, comme Gravina, dominicain, le leur reproche; et comme le témoigne le mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV par les cordeliers des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi (p. 427). De telle sorte que la congrégation des cardinaux de propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux jésuites, sur peine d'excommunication, de permettre des adorations d'idoles sous aucun prétexte, et de cacher le mystère de la croix à ceux qu'ils instruisent de la religion, leur commandant expressément de n'en recevoir aucun au baptême qu'après cette connoissance, et leur ordonnant d'exposer dans leurs églises l'image du crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9o juillet 1646, signé par le cardinal Capponi.

« Voilà de quelle manière ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce déréglement. C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le cachent à personne, non plus que tout ce que vous venez d'entendre, avec cette seule différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d'une prudence divine et chrétienne; comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n'étoit pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux; comme si c'étoit à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme; et comme si les âmes n'avoient, pour se purifier de leurs taches, qu'à corrompre la loi du Seigneur, au lieu << que la loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui « doit convertir les âmes, » et les conformer à ses salutaires instructions! << Allez donc, je vous prie, voir ces bons pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité, qui en est l'âme et la vie ; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l'observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d'autres vertus pour objet. Ce n'est pas simplement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion;

c'est pour une vertu plus haute que celle des pharisiens et des plus sages du paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais pour dégager l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n'est l'ouvrage que d'une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le seroit de nier que ces vertus, destituées d'amour de Dieu, lesquelles ces bons pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puis

sance. »

Voilà comme il me parla, et avec beaucoup de douleur; car il s'afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j'estimai ces bons pères de l'excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la Société. C'est une de mes anciennes connoissances, que je voulus renouveler exprès; et comme j'étois instruit de la manière dont il les falloit traiter, je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille caresses, car il m'aime toujours; et après quelques discours indifférens, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j'avois de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence: mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me convenoient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avois pas de peine à dormir sans souper. « Oui, lui dis-je, mon père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché : allez, vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez, venez à la bibliothèque. » J'y fus, et là, en prenant un livre : << En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle ! C'est Escobar. Qui est Escobar, lui dis-je, mon père? Quoi! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos pères, sur quoi il fait, dans la préface, une « allégo<< rie de ce livre à celui de l'Apocalypse qui étoit scellé de sept sceaux?» Et il dit que « Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre jésuites qui « représentent les vingt-quatre vieillards? » Il lut toute cette allégorie, qu'il trouvoit bien juste, et par où il me donnoit une grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne : « Le voici, me dit-il, au traité I (ex. XIII, n. 67). « Celui qui ne « peut dormir s'il n'a soupé, est-il obligé de jeûner? Nullement. » N'êtes-vous pas content? - Non pas tout à fait, lui dis-je; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc la suite, me dit-il; ils ont pensé à tout. « Et que dira« t-on, si on peut bien se passer d'une collation le matin en soupant le « soir? » - Me voilà. « On n'est point encore obligé à jeûner; car < personne n'est obligé à changer l'ordre de ses repas. » - O la bonne raison! lui dis-je. Mais dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beau

α

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