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des pénitens du diable, selon la parole de Tertullien1: de même on ne quitteroit jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvoit plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénûment et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien', il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. « Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours3. » C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offensé et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter. Les gens du monde n'ont point cette joie que le monde ne peut ni donner ni ôter, » dit Jésus-Christ même. Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui conserve notre joie, et selon qu'on se sent trop emporter vers l'une, se pencher vers l'autre pour demeurer debout. & Souvenez-vous des biens dans les jours d'affliction, et souve nez-vous de l'affliction dans les jours de réjouissance, » dit l'Écriture, jusqu'à ce que la promesse que Jésus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas que la piété ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La véritable piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu'elle en remplit et l'entréeet le progrès et le couronnement. C'est une lumière si éclatante, qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient; et s'il y a quelque tristesse mêlée, et surtout à l'entrée, c'est de nous qu'elle vient, et non pas de la vertu; car ce n'est pas l'effet de la piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Otons l'impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais à nousmêmes, et n'y cherchons du soulagement que par notre correction.

7.

Je suis bien aise de l'espérance que vous me donnez du bon succès de l'affaire dont vous craignez de la vanité. Il y a à craindre partout, car si elle ne réussissoit pas, j'en craindrois cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu'elle donne la mort, au lieu qu'il y en a une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-là étoit épineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d'en prendre quelque vanité; si ce n'est à cause qu'on a prié Dieu pour cela, et qu'ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si elle réussissoit mal, il ne devroit pas en tomber dans l'abattement, par cette même raison qu'on a prié

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6. Eccles., XI,

1. De pœnitentia, v. — 2. De spectaculis, XXVIII. 4. Matth., XIII, 44. — 5. Jean, XIV, 27. ΣΤΙ, 24. — 8. II Cor., vi, 10.

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Dieu pour cela, et qu'il y a apparence qu'il s'est approprié cette affaire : aussi il le faut regarder comme l'auteur de tous les biens et de tous les maux, excepté le péché. Je lui répéterai là-dessus ce que j'ai autrefois rapporté de l'Écriture: «Quand vous êtes dans les biens, souvenez-vous des maux que vous méritez, et quand vous êtes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous espérez. » Cependant je vous dirai sur le sujet de l'autre personne que vous savez, qui mande qu'elle a bien des choses dans l'esprit qui l'embarrassent, que je suis bien fâché de la voir en cet état. J'ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrois bien l'en pouvoir soulager; je la prie de ne point prévenir l'avenir, et de se souvenir que, comme dit Notre-Seigneur, « à chaque jour suffit sa malice'. »

Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de nos fautes; mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriverons peut-être jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet, qu'on ne pense presque jamais à la vie présente et à l'instant où l'on vit; mais à celui où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en état de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n'a pas voulu que notre prévoyance s'étendît plus loin que le jour où nous sommes. C'est les bornes qu'il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre repos. Car, en vérité, les préceptes chrétiens sont les plus pleins de consolations: je dis plus que les maximes du monde.

Je prévois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d'autres, et pour moi. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m'engage dans ces prévoyances, de me renfermer dans mes limites; je me ramasse dans moi-même, et je trouve que je manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé présentement, pour me dissiper en des pensées inutiles de l'avenir, auxquelles, bien loin d'être obligé de m'arrêter, je suis au contraire obligé de ne m'y point arrêter. Ce n'est que faute de savoir bien connoître et étudier le présent qu'on fait l'entendu pour étudier l'avenir. Ce que je dis là, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne, qui a assurément bien plus de vertu et de méditation que moi; mais je lui représente mon défaut pour l'empêcher d'y tomber: on se corrige quelquefois mieux par la vue du mal que par l'exemple du bien; et il est bon de s'accoutumer à profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

8.

Je plains la personne que vous savez dans l'inquiétude où je sais qu'elle est, et où je ne m'étonne pas de la voir. C'est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une émotion universelle de la personne, comme le jugement général en causera une générale dans le monde, excepté ceux qui se seront déjà jugés eux-mêmes, comme elle prétend 4. Matth., vi, 84.

faire cette peine temporelle garantiroit de l'éternelle, par les mérites infinis de Jésus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre; c'est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il seroit insupportable. << Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n'est pas notre joug, c'est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que mon joug est doux et léger1. » Il n'est léger qu'à lui et à sa force divine. Je lui voudrois dire qu'elle se souvienne que ces inquiétudes ne viennent pas du bien qui commence d'être en elle, mais du mal qui y est encore et qu'il faut diminuer continuellement; et qu'il faut qu'elle fasse comme un enfant qui est tiré par des voleurs d'entre les bras de sa mère, qui ne le veut point abandonner; car il ne doit pas accuser de la violence qu'il souffre la mère qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout l'office de l'avent est bien propre pour donner courage aux foibles, et on y dit souvent ce mot de l'Écriture: << Prenez courage, lâches et pusillanimes, voici votre rédempteur qui vient2; » et on dit aujourd'hui à Vêpres : « Prenez de nouvelles forces, et bannissez désormais toute crainte; voici notre Dieu qui arrive, vient pour nous secourir et nous sauver. »

9.

et

Votre lettre m'a donné une extrême joie. Je vous avoue que je commençois à craindre, ou au moins à m'étonner. Je ne sais ce que c'est que ce commencement de douleur dont vous parlez; mais je sais qu'il faut qu'il en vienne. Je lisois tantôt le XIII chapitre de saint Marc en pensant à vous écrire, et aussi je vous dirai ce que j'y ai trouvé. Jésus-Christ y fait un grand discours à ses apôtres sur son dernier avénement; et comme tout ce qui arrive à l'Église arrive aussi à chaque chrétien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prédit aussi bien l'état de chaque personne qui, en se convertissant, détruit le vieil homme en elle, que l'état de l'univers entier, qui sera détruit pour faire place à de nouveaux cieux et à une nouvelle terre, comme dit l'Écriture3. Et aussi je songeois que cette prédiction de la ruine du temple réprouvé, qui figure la ruine de l'homme réprouvé qui est en chacun de nous, et dont il est dit qu'il ne sera laissé pierre sur pierre, marque qu'il ne doit être laissé aucune passion du vieil homme; et ces effroyables guerres civiles et domestiques représentent si bien le trouble intérieur que sentent ceux qui se donnent à Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint. Mais cette parole est étonnante: « Quand vous verrez l'abomination dans le lieu où elle ne doit pas être, alors que chacun s'enfuie sans rentrer dans sa maison pour reprendre quoi que ce soit. » Il me semblé que cela prédit parfaitement le temps où nous sommes, où la corruption de la morale est aux maisons de sainteté, et dans les livres des théologiens et des religieux où elle ne devroit pas être. Il faut sortir. après un tel désordre, et malheur à celles qui sont enceintes ou nourrices en ce temps-là, c'est-à-dire à ceux qui ont des attachemens au monde qui les y retiennent! La parole d'une sainte est à propos sur ce sujet : qu'il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, 2. Isaïe, xxxv, 4.

1. Matth., x1, 29, 30,

3. Ibid., LXV, 17; LXVI, 29.

mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulteroit point si on est appelé à sortir d'une maison pestiférée ou embrasée.

Ce chapitre de l'Évangile, que je voudrois lire avec vous tout entier, finit par une exhortation à veiller et à prier pour éviter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la prière soit continuelle quand le péril est continuel.

J'envoie à ce dessein des prières qu'on m'a demandées; c'est à trois heures après midi. Il s'est fait un miracle depuis votre départ à une religieuse de Pontoise, qui, sans sortir de son couvent, a été guérie d'un mal de tête extraordinaire par une dévotion à la sainte épine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur .cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes; c'est qu'il dit que ceux-là voient véritablement les miracles auxquels les miracles profitent : car on ne les voit pas si on n'en profite pas.

Je vous ai une obligation que je ne puis assez vous dire du présent que vous m'avez fait; je ne savois ce que ce pouvoit être, car je l'ai déployé avant que de lire votre lettre, et je me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d'abord le respect que je lui devois. C'est une vérité que le Saint-Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grâce de Dieu, jusqu'à ce qu'il y paroisse visiblement en la résurrection, et c'est ce qui rend les reliques des saints si dignes de vénération. Car Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas même dans le sépulcre, où leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivans devant Dieu, à cause que le péché n'y est plus au lieu qu'il y réside toujours durant cette vie, au moins quant à sa racine, car les fruits du péché n'y sont pas toujours, et cette malheureuse racine, qui en est inséparable pendant la vie, fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puisqu'ils sont plutôt dignes d'être haïs. C'est pour cela que la mort est nécessaire pour mortifier entièrement cette malheureuse racine, et c'est ce qui la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si bien; il vaudroit mieux le dire à ces autres personnes dont vous parlez, mais elles ne l'écouteroient pas.

DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR'.

L'homme est né pour penser; aussi n'est-il pas un moment sans le faire; mais les pensées pures, qui le rendroient heureux s'il pouvoit toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité

4. Ce fragment, publié pour la première fois par M. Cousin, a dû être écrit pendant la vie mondaine de Pascal, c'est-à-dire en 1652 ou 1653, lorsqu'il avait vingt-six ou vingt-sept ans.

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des passions, dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont les plus convenables à l'homme, et qui en renferment beaucoup d'autres, sont l'amour et l'ambition: elles n'ont guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent; mais elles s'affoiblissent l'une l'autre réciproquement, pour ne pas dire qu'elles se ruinent.

Quelque étendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une grande passion; c'est pourquoi, quand l'amour et l'ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seroient s'il n'y avoit que l'une ou l'autre. L'âge ne détermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions; elles naissent dès les premières années, et elles subsistent bien souvent jusqu'au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se ralentissent avec les années; cela est pourtant fort rare.

La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde; pour moi je ne voudrois la compter que depuis la naissance de la raison, et depuis qu'on commence à être ébranlé par la raison, ce qui n'arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce temps l'on est enfant; et un enfant n'est pas un homme.

Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition! Si j'avois à en choisir une, je prendrois celle-là. Tant que l'on a du feu, l'on est aimable; mais ce feu s'éteint, il se perd: alors que la place est belle et grande pour l'ambition! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir; ils sont machines partout. C'est pourquoi l'amour et l'ambition commençant et finissant la vie, on est dans l'état le plus heureux dont la nature humaine est capable.

A mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentimens et des pensées, qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mêlent souvent ensemble, et causent une confusion très-incommode; mais ce n'est jamais dans ceux qui ont de l'esprit. Dans une grande âme tout est grand.

L'on demande s'il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L'on ne délibère point là-dessus, l'on y est porté, et l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il

aime.

Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique, et l'autre que l'on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures et inflexibles; mais le dernier a une souplesse de pensée qu'il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu'il aime. Des yeux il

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