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454 COMPARAISON DES CHRÉTIENS DES PREMIERS TEMPS

tagion du monde, prennent des sentimens tout opposés à ceux du monde. Elle prévient l'usage de la raison pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraîneroit; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils vivent dans une ignorance du monde et dans un état d'autant plus éloigné du vice qu'ils ne l'auront jamais connu. Cela paroît par les cérémonies du baptême; car elle n'accorde le baptême aux enfans qu'après qu'ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu'ils le désirent, qu'ils croient, qu'ils renoncent au monde et à Satan. Et comme elle veut qu'ils conservent ces dispositions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement, et ordonne, par un commandement indispensable, aux parrains d'instruire les enfans de toutes ces choses; car elle ne souhaite pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein soient aujourd'hui moins instruits et moins zélés que les adultes qu'elle admettoit autrefois au nombre des siens; elle ne désire pas une moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit que dans ceux qu'elle reçoit. . .

Cependant on en use d'une façon si contraire à l'intention de l'Eglise, qu'on n'y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu'on ne l'a jamais souhaité, parce qu'on ne l'a jamais demandé, parce qu'on ne se souvient pas même de l'avoir reçu..

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Mais comme il est évident que l'Eglise ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l'exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur généreux renoncement au monde ; et si on ne les jugeoit pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux.

Il faut donc qu'ils se soumettent à recevoir l'instruction qu'ils auroient eue s'ils commençoient à entrer dans la communion de l'Eglise; il faut de plus qu'ils se soumettent à une pénitence continuelle, et qu'ils aient moins d'aversion pour l'austérité de leur mortification, qu'ils ne trouvent de charmes dans l'usage des délices empoisonnées du péché.

Pour les disposer à s'instruire, il faut leur faire entendre la différence des coutumes qui ont été pratiquées dans l'Église suivant la diversité des temps.

Qu'en l'Église naissante on enseignoit les catéchumènes, c'est-à-dire ceux qui prétendoient au baptême, avant que de le leur conférer; et on ne les y admettoit qu'après une pleine instruction des mystères de la religion, qu'après une pénitence de leur vie passée, qu'après une grande connoissance de la grandeur et de l'excellence de la profession de la foi et des maximes chrétiennes où ils désiroient entrer pour jamais, qu'après des marques éminentes d'une conversion véritable du cœur, et qu'après un extrême désir du baptême. Ces choses étant connues de toute l'Eglise, on leur conféroit le sacrement d'incorporation par lequel ils devenoient membres de l'Eglise; au lieu qu'en ces temps le baptême ayant été accordé aux enfans avant l'usage de la raison, par des considérations très-importantes, il arrive que la négligence des parens

laisse vieillir les chrétiens sans aucune connoissance de la grandeur de notre religion.

Quand l'instruction précédoit le baptême, tous étoient instruits; mais maintenant que le baptême précède l'instruction, l'enseignement qui étoit nécessaire est devenu volontaire, et ensuite négligé et presque aboli. La véritable raison de cette conduite est qu'on est persuadé de la nécessité du baptême, et on ne l'est pas de la nécessité de l'instruction. De sorte que quand l'instruction précédoit le baptême, la nécessité de l'un faisoit que l'on avoit recours à l'autre nécessairement; au lieu que le baptême précédant aujourd'hui l'instruction, comme on a été fait chrétien sans avoir été instruit, on croit pouvoir demeurer chrétien sans se faire instruire.

Et qu'au lieu que les premiers chrétiens témoignoient tant de reconnoissance envers l'Eglise pour une grâce qu'elle n'accordoit qu'à leurs longues prières, ils témoignent aujourd'hui tant d'ingratitude pour cette même grâce, qu'elle leur accorde avant même qu'ils aient été en état de la demander. Et si elle détestoit si fort les chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et rechutes continuelles des derniers, quoiqu'ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu'elle les a tirés bien plus tôt et bien plus libéralement de la damnation où ils étoient engagés par leur première naissance! Elle ne peut voir, sans gémir, abuser de la plus grande de ses grâces, et que ce qu'elle a fait pour assurer leur salut devienne l'occasion presque assurée de leur perte.

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SUR LA CONVERSION DU PÉCHEUR.

La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher véritablement est une connoissance et une vue toute extraordinaire par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu'elle trouvoit dans les choses qui faisoient ses délices. Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmoient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s'abandonnoit avec une pleine effusion de cœur. Mais elle trouve encore plus d'amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D'une part, la présence des objets visibles la touche plus que l'espérance des invisibles, et de l'autre la solidité des invisibles la touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection, et la vanité des uns et l'absence des autres excitent son aversion; de sorte qu'il naît dans elle un désordre et une confusion.

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Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries; et dans la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle aime, elle s'effraye dans cette considération, en voyant que chaque

instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s'écoule à tout moment, et qu'enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avoit mis son espérance. De sorte qu'elle comprend parfaitement que son cœur ne s'étant attaché qu'à des choses fragiles et vaines, son âme doit se trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu'elle n'a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie.

De là vient qu'elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parens, ses amis, ses ennemis; les biens, la pauvreté; la disgrâce, la prospérité; l'honneur, l'ignominie; l'estime, le mépris; l'autorité, l'indigence; la santé, la maladie et la vie même. Enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme, qui recherche sérieusement à s'établir dans une félicité aussi durable qu'elle-même.

Elle commence à s'étonner de l'aveuglement où elle a vécu; et quand elle considère d'une part le long temps qu'elle a vécu sans faire ces réflexions, et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l'autre combien il est constant que l'âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion, et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. Car elle considère que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d'exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que quand les choses du monde auroient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d'expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses ou que la mort enfin nous en prive; de sorte que l'âme s'étant amassé des trésors de biens temporels, de quelque nature qu'ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c'est une nécessité indispensable qu'elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité; et qu'ainsi, s'ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n'auront pas de quoi la satisfaire toujours; et que si c'est se procurer un bonheur véritable, ce n'est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu'il doit être borné avec le cours de cette vie. De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe, elle commence à s'élever au-dessus du commun des hommes; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement; elle se porte à la recherche du véritable bien; elle comprend qu'il faut qu'il ait ces deux qualités l'une qu'il dure autant qu'elle, et qu'il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l'autre qu'il n'y ait rien de plus aimable.

Elle voit que dans l'amour qu'elle a eu pour le monde elle trouvoit en lui cette seconde qualité dans son aveuglement; car elle ne reconnoissoit rien de plus aimable. Mais comme elle n'y voit pas la première, elle connoît que ce n'est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connoissant par une lumière toute pure qu'il n'est point dans

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les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle (rien donc en elle ni à ses côtés), elle commence à le chercher au-dessus d'elle.

Cette élévation est si éminente et si transcendante, qu'elle ne s'arrête pas au ciel, il n'a pas de quoi la satisfaire; ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux êtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos; et ce bien qui est tel qu'il n'y a rien de plus aimable, et qui ne peut lui être ôté que par son propre consentement. Car encore qu'elle ne sente pas ces charmes dont Dieu récompense l'habitude dans la piété, elle comprend néanmoins que les créatures ne peuvent pas être plus aimables que le Créateur, et sa raison aidée des lumières de la grâce lui fait connoître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu, et qu'il ne peut être ôté qu'à ceux qui le rejettent, puisque c'est le posséder que de le désirer, et que le refuser c'est le perdre. Ainsi elle se réjouit d'avoir trouvé un bien qui ne peut pas lui être ravi tant qu'elle le désirera, et qui n'a rien au-dessus de soi.

Et dans ces réflexions nouvelles, elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des humiliations et des adorations profondes. Elle s'anéantit en conséquence, et ne pouvant former d'elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu dans des immensités qu'elle mul-, tiplie sans cesse. Enfin dans cette conception, qui épuise ses forces, elle l'adore en silence, elle se considère comme sa vile et inutile créature, et par ses respects réitérés l'adore et le bénit, et voudroit à jamais le bénir et l'adorer. Ensuite elle reconnoît la grâce qu'il lui a faite, de manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau; et après une ferme résolution d'en être éternellement reconnoissante, elle entre en confusion d'avoir préféré tant de vanités à ce divin maître; et dans un esprit de componction et de pénitence elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère dont l'effet lui paroît épouvantable. Dans la vue de ces immensités..

Elle fait d'ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que, comme il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire à lui, et lui faire connoître les moyens d'y arriver. Car comme c'est à Dieu qu'elle aspire, elle aspire encore à n'y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu même, parce qu'elle veut qu'il soit lui-même son chemin, son objet et sa dernière fin. Ensuite de ces prières, elle commence d'agir, et cherche entre ceux. Elle commence à connoître Dieu, et désire d'y arriver; mais comme elle ignore les moyens d'y parvenir, si son désir est sincère et véritable, elle fait la même chose qu'une personne qui désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connoissant son égarement, auroit recours à ceux qui sauroient parfaitement ce chemin.

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Elle se résout de conformer à ses volontés le reste de sa vie; mais comme sa foiblesse naturelle, avec l'habitude qu'elle a aux péchés où elle a vécu, l'ont réduite dans l'impuissance d'arriver à cette félicité,

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elle implore de sa miséricorde les moyens d'arriver à lui, de s'attacher à lui, d'y adhérer éternellement. . .

Ainsi elle reconnoît qu'elle doit adorer Dieu comme créature, lui rendre grâce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente.

....

EXTRAITS

DES LETTRES A MADEMOISELLE DE ROANNEZ'.

1.

Pour répondre à tous vos articles, et bien écrire malgré mon peu de temps.

Je suis ravi de ce que vous goûtez le livre de M. de Laval2 et les Méditations sur la grâce; j'en tire de grandes conséquences pour ce que je souhaite.

si

Je mande le détail de cette condamnation qui vous avoit effrayée1; cela n'est rien du tout, Dieu merci, et c'est un miracle de ce qu'on n'y fait pas pis, puisque les ennemis de la vérité ont le pouvoir et la volonté de l'opprimer. Peut-être êtes-vous de celles qui méritent que Dieu ne l'abandonne pas, et ne la retire pas de la terre, qui s'en est rendue si indigne; et il est assuré que vous servez à l'Eglise par vos prières, l'Église vous a servi par les siennes. Car c'est l'Église qui mérite, avec Jésus-Christ qui en est inséparable, la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la vérité; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mère qui les a délivrées. Je loue de tout mon cœur le petit zèle que j'ai reconnu dans votre lettre pour l'union avec le pape. Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sépare de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et n'appartient plus à Jésus-Christ. Je ne sais s'il y a des personnes dans l'Église plus attachées à cette unité du corps que ceux que vous appelez nôtres. Nous savons que toutes les vertus, le martyre, les austérités et toutes les bonnes œuvres sont inutiles hors de l'Église, et de la communion du chef de l'Église, qui est le pape. Je ne me séparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m'en faire la grâce; sans quoi je serois perdu pour jamais.

Je vous fais une espèce de profession de foi, et je ne sais pourquoi; mais je ne l'effacerai pas ni ne recommencerai pas.

4. Cette sœur de M. de Roannez, née en 1633, entra d'abord à Port-Royal, en fut tirée par lettre de cachet, mais après avoir prononcé le vœu de virginité, fut déliée de ce vœu après la mort de Pascal et la retraite du duc de Roannez, son frère, à l'Oratoire, épousa le duc de La Feuillade, et ne put trouver dans cet état ni le bonheur, ni la tranquillité de sa conscience. Elle mourut, après quinze ans de mariage, d'un cancer au sein.

2. Pseudonyme sous lequel le duc de Luynes a écrit plusieurs ouvrages de piété.

3. Probablement la condamnation d'Arnauld par la Sorbonne.

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