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nous en paroît autre chose qu'une parfaite conformité. Quand nous en reconnoîtrons le mal, nous l'aurons en détestation: mais tant que nous ne le verrons point, et que nous n'y trouverons que les sentimens des saints Pères, conçus et exprimés en leurs propres termes, comment pourrions-nous l'avoir sinon en une sainte vénération? »

Voilà de quelle sorte ils s'emportent; mais ce sont des gens trop pénétrans. Pour nous, qui n'approfondissons pas tant les choses, tenonsnous en repos sur le tout. Voulons-nous être plus savans que nos maîtres? n'entreprenons pas plus qu'eux. Nous nous égarerions dans cette recherche. Il ne faudroit rien pour rendre cette censure hérétique. La vérité est si délicate, que, pour peu qu'on s'en retire, on tombe dans l'erreur mais cette erreur est si déliée, que, pour peu qu'on s'en éloigne, on se trouve dans la vérité. Il n'y a qu'un point imperceptible entre cette proposition et la foi. La distance en est si insensible, que j'ai eu peur, en ne la voyant pas, de me rendre contraire aux docteurs de l'Eglise, pour me rendre trop conforme aux docteurs de Sorbonne; et, dans cette crainte, j'ai jugé nécessaire de consulter un de ceux qui, par politique, furent neutres dans la première question, pour apprendre de lui la chose véritablement. J'en ai donc vu un fort habile, que je priai de me vouloir marquer les circonstances de cette différence, parce que je lui confessai franchement que je n'y en voyois

aucune.

A quoi il me répondit en riant, comme s'il eût pris plaisir à ma naïveté: « Que vous êtes simple, de croire qu'il y en ait ! Et où pourroitelle être ? Vous imaginez-vous que, si l'on en eût trouvé quelqu'une, on ne l'eût pas marquée hautement, et qu'on n'eût pas été ravi de l'exposer à la vue de tous les peuples dans l'esprit desquels on veut décrier M. Arnauld? » Je reconnus bien, à ce peu de mots, que tous ceux qui avoient été neutres dans la première question ne l'eussent pas été dans la seconde. Je ne laissai pas néanmoins de vouloir ouïr ses raisons, et de lui dire : « Pourquoi donc ont-ils attaqué cette proposition? » A quoi il me repartit : « Ignorez-vous ces deux choses, que les moins instruits de ces affaires connoissent: l'une, que M. Arnauld a toujours évité de dire rien qui ne fût puissamment fondé sur la tradition de l'Eglise; l'autre, que ses ennemis ont néanmoins résolu de l'en retrancher à quelque prix que ce soit, et qu'ainsi les écrits de l'un ne donnant aucune prise aux desseins des autres, ils ont été contraints, pour satisfaire leur passion, de prendre une proposition telle quelle, et de la condamnner sans dire en quoi ni pourquoi? Car ne savez-vous pas comment les jansenistes les tiennent en échec et les pressent si furieusement, que la moindre parole qui leur échappe contre les principes des Pères, on les voit incontinent accablés par des volumes entiers, où ils sont forcés de succomber? De sorte qu'après tant d'épreuves de leur foiblesse, ils ont jugé plus à propos et plus facile de censurer que de repartir, parce qu'il leur est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons.

Mais quoi! lui dis-je, la chose étant ainsi, leur censure est inutile; car quelle créance y aura-t-on en la voyant sans fondement, et ruinée par les réponses qu'on y fera? Si vous connoissiez l'esprit du

peuple, me dit mon docteur, vous parleriez d'une autre sorte. Leur censure, toute censurable qu'elle est, aura presque tout son effet pour un temps; et quoiqu'à force d'en montrer l'invalidité, il soit certain qu'on la fera entendre, il est aussi véritable que d'abord la plupart des esprits en seront aussi fortement frappés que de la plus juste du monde. Pourvu qu'on crie dans les rues : « Voici la censure de M. Arnauld, << voici la condamnation des jansenistes, » les jésuites auront leur compte. Combien y en aura-t-il peu qui la lisent? Combien peu de ceux qui la liront qui l'entendent? Combien peu qui aperçoivent qu'elle ne satisfait point aux objections? Qui croyez-vous qui prenne les choses à cœur, et qui entreprenne de les examiner à fond? Voyez donc combien il y a d'utilité en cela pour les ennemis des jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d'un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois : c'est beaucoup pour eux; ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée. C'est de cette sorte qu'ils se sont maintenus jusqu'à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires; tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l'efficace en triomtantôt par une comédie où les diables emportent Jansenius; une autre fois par un almanach; maintenant par cette censure.

phe;

En vérité, lui dis-je, je trouvois tantôt à redire au procédé des molinistes; mais, après ce que vous m'avez dit, j'admire leur prudence et leur politique. Je vois bien qu'ils ne pouvoient rien faire de plus judicieux ni de plus sûr. Vous l'entendez, me dit-il leur plus sûr parti a toujours été de se taire. Et c'est ce qui a fait dire à un savant théologien « que les plus habiles d'entre eux sont ceux qui intriguent << beaucoup, qui parlent peu, et qui n'écrivent point. >

« C'est dans cet esprit que, dès le commencement des assemblées, ils avoient prudemment ordonné que, si M. Arnauld venoit en Sorbonne, ce ne fût que pour y exposer simplement ce qu'il croyoit, et non pas pour y entrer en lice contre personne. Les examinateurs s'étant voulu un peu écarter de cette méthode, ils ne s'en sont pas bien trouvės. Ils se sont vus trop fortement réfutés par son second apologétique.

« C'est dans ce même esprit qu'ils ont trouvé cette rare et toute nouvelle invention de la demi-heure et du sable. Ils se sont délivrés par là de l'importunité de ces fâcheux docteurs qui entreprenoient de réfuter toutes leurs raisons, de produire les livres pour les convaincre de fausseté, de les sommer de répondre, et de les réduire à ne pouvoir répliquer.

« Ce n'est pas qu'ils n'aient bien vu que ce manquement de liberté, qui avoit porté un si grand nombre de docteurs à se retirer des assemblées, ne feroit pas de bien à leur censure; et que l'acte de protestation de nullité qu'en avoit fait M. Arnauld, dès avant qu'elle fût conclue, seroit un mauvais préambule pour la faire recevoir favorablement. Ils croient assez que ceux qui ne sont pas préoccupés considèrent pour le moins autant le jugement de soixante et dix docteurs, qui n'avoient rien

4. Édit. de 1657: Fertement.

à gagner en défendant M. Arnauld, que celui d'une centaine d'autres, qui n'avoient rien à perdre en le condamnant.

« Mais, après tout, ils ont pensé que c'étoit toujours beaucoup d'avoir une censure, quoiqu'elle ne soit que d'une partie de la Sorbonne, et non pas de tout le corps; quoiqu'elle soit faite avec peu ou point de liberté, et obtenue par beaucoup de menus moyens qui ne sont pas des plus réguliers; quoiqu'elle n'explique rien de ce qui pouvoit être en dispute; quoiqu'elle ne marque point en quoi consiste cette hérésie, et qu'on y parle peu, de crainte de se méprendre. Ce silence même est un mystère pour les simples; et la censure en tirera cet avantage singulier, que les plus critiques et les plus subtils théologiens n'y pourront trouver aucune mauvaise raison.

<< Mettez-vous donc l'esprit en repos, et ne craignez point d'être hérétique en vous servant de la proposition condamnée. Elle n'est mauvaise que dans la seconde lettre de M. Arnauld. Ne vous en voulez-vous pas fier à ma parole? croyez-en M. Le Moine, le plus ardent des examinateurs, qui, en parlant encore ce matin à un docteur de mes amis, qui lui demandoit en quoi consiste cette différence dont il s'agit, et s'il ne seroit plus permis de dire ce qu'ont dit les Pères : « Cette proposition, « lui a-t-il excellemment répondu, seroit catholique dans une autre « bouche: ce n'est que dans M. Arnauld que la Sorbonne l'a con« damnée. » Et ainsi admirez les machines du molinisme, qui font dans l'Eglise de si prodigieux renversemens, que ce qui est catholique dans les Pères devient hérétique dans M. Arnauld; que ce qui étoit hérétique dans les semi-pélagiens devient orthodoxe dans les écrits des jésuites; que la doctrine si ancienne de saint Augustin est une nouveauté insupportable; et que les inventions nouvelles qu'on fabrique tous les jours à notre vue passent pour l'ancienne foi de l'Église. » Sur cela il me quitta.

Cette instruction m'a servi. J'y ai compris que c'est ici une hérésie d'une nouvelle espèce. Ce ne sont pas les sentimens de M. Arnauld qui sont hérétiques; ce n'est que sa personne. C'est une hérésie personnelle. Il n'est pas hérétique pour ce qu'il a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu'il est M. Arnauld. C'est tout ce qu'on trouve à redire en lui. Quoi qu'il fasse, s'il ne cesse d'être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la véritable tant qu'il la défendra. Elle le deviendroit, s'il venoit à la combattre. Ce seroit un coup sûr, et presque le seul moyen de l'établir, et de détruire le molinisme; tant il porte de malheur aux opinions qu'il embrasse.

Laissons donc là leurs différends. Ce sont des disputes de théologiens, et non pas de théologie. Nous, qui ne sommes point docteurs, n'avons que faire à leurs démêlés. Apprenez des nouvelles de la censure à tous nos amis, et aimez-moi autant que je suis, monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

E. A. A. B. P. A. F. D. E. P.

QUATRIÈME LETTRE.

De la grâce actuelle toujours présente, et des péchés d'ignorance.
De Paris, ce 25 février 1656.

Monsieur.

Il n'est rien tel que les jésuites. J'ai bien vu des jacobins, des dccteurs, et de toute sorte de gens; mais une pareille visite manquoit à mon instruction. Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source. J'en ai donc vu un des plus habiles, et j'y étois accompagné de mon fidèle janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitois particulièrement d'être éclairci sur le sujet d'un différend qu'ils ont avec les jansénistes, touchant ce qu'ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon père que je lui serois fort obligé s'il vouloit m'en instruire; que je ne savois pas seulement ce que ce terme signifioit je le priai donc de me l'expliquer. « Très-volontiers, me dit-il, car j'aime les gens curieux. En voici la définition. Nous appelons grâce actuelle, une inspiration de Dieu par laquelle il << nous fait connoître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vou<< loir accomplir. » — Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les jansénistes sur ce sujet? C'est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes, à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l'on n'avoit pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n'y point pécher, quelque péché que l'on commît, il ne pourroit jamais être imputé. Et les jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d'être imputés : mais ce sont des rêveurs. » J'entrevoyois ce qu'il vouloit dire; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : « Mon père, ce mot de grâce actuelle me brouille; je n'y suis pas accoutumé: si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m'obligeriez infiniment. — Oui, dit le père; c'est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini: cela ne change jamais le sens du discours; je le veux bien. Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, << qu'une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, << avant que de la commettre, la connoissance du mal qui y est, et une << inspiration qui nous excite à l'éviter. » M'entendez-vous, maintenant?» Étonné d'un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu'on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourroient être imputés, je me tournai vers mon janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu'il n'en croyoit rien. Mais, comme il ne répondoit mot, je dis à ce père : « Je voudrois, mon père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous? me dit-il aussitôt. Je m'en vas vous en fournir, et des meilleures; laissezmoi faire. » Sur cela, il alla chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami : << Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci? — Cela vous est-il si nouveau? me répondit-il. Faites état que jamais les Pères, les papes, les conciles, ni l'Écriture, ni aucun livre de piété, même

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dans ces derniers temps, n'ont parlé de cette sorte: mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. Mais quoi! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s'ils sont contraires à la tradition. · Vous avez raison, » me dit-il. Et à ces mots le bon père arriva chargé de livres; et m'offrant le premier qu'il tenoit : « Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du P. Bauny, que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c'est un bon livre. C'est dommage, me dit tout bas mon janséniste, que ce livrelà ait été condamné à Rome, et par les évêques de France.

. Voyez, dit le père, la page 906. » Je lus donc, et je trouvai ces paroles : « Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu'on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l'action à laquelle on s'occupe, qu'il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer

outre. >>

<< Voilà qui commence bien, lui dis-je. Voyez cependant, me ditil, ce que c'est que l'envie. C'étoit sur cela que M. Hallier, avant qu'il fût de nos amis, se moquoit du P. Bauny, et lui appliquoit ces paroles: Ecce qui tollit peccata mundi ; « voilà celui qui ôte les péchés du << monde. » — Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption nouvelle, selon le P. Bauny.

En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique? Voyez ce livre du P. Annat. C'est le dernier qu'il a fait contre M. Arnauld; lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j'ai marquées avec du crayon; elles sont toutes d'or. » Je lus donc ces termes : << Celui qui n'a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c'est-à-dire, à ce qu'il me fit entendre, aucune connoissance de l'obligation d'exercer des actes d'amour de Dieu, ou de contrition, n'a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes; mais il est vrai aussi qu'il ne fait aucun péché en les omettant, et que, s'il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. » Et quelques lignes plus bas: « Et on peut dire la même chose d'une coupable commission. » « Voyez-vous, me dit le père, comme il parle des péchés d'omission, et de ceux de commission? car il n'oublie rien. Qu'en dites-vous? O que cela me plaît! lui répondis-je; que j'en vois de belles conséquences! Je perce déjà dans les suites: que de mystères s'offrent à moi! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacremens. Mais, mon père, ne me donnez-vous point une fausse joie? N'est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas ? J'appréhende furieusement le distinguo : j'y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement? - Comment! dit le père en s'échauffant; il n'en faut pas railler. Il n'y a point ici d'équivoque. Je n'en raille pas, lui dis-je; mais

c'est que je crains à force de désirer.

Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moine, qui l'a enseigné en pleine Sorbonne. Il l'a appris de nous, à la vérité, mais il l'a bien démêlé. O qu'il l'a fortement établi! Il enseigne que, pour faire qu'une action soit péché, il faut que toutes ces

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