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son en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu que voilà! O ridicolosissimo eroe!

13.

Il y a une différence universelle et essentielle entre les actions de la volonté et toutes les autres.

La volonté est un des principaux organes de la créance; non qu'elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre, détourne l'esprit de considérer les qualités de celles qu'elle n'aime pas à voir et ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle aime, et ainsi il en juge par ce qu'il y voit.

14.

Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression à leur proportion. Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n'est pas permis au plus équitable homme du monde d'être juge en sa cause : j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste étoit de la leur faire recommander par leurs proches parens.

15.

L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en remplir notre âme, par une estimation fantastique; et, par une insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusqu'à sa mesure, comme en parlant de Dieu.

16.

La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instrumens sont trop émoussés pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai.

17.

Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser: les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l'enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroisse, et qu'il le prouve. Il n'y a principe, quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens. «< Parce, dit-on, que vous avez cru dès l'enfance qu'un coffre étoit vide lorsque vous n'y voyiez rien, vous avez cru le vide possible; c'est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science corrige. » Et les autres disent : « Parce qu'on vous a dit dans l'école qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun, qui le comprenoit si nettement avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant à votre première nature. » Qui a donc trompé? les sens ou l'instruction?

18.

Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien; et ils ne sauroient avoir de titre pour montrer qu'ils le possèdent par justice, car ils n'ont que la fantaisie des hommes; ni force pour le posséder sûrement. Il en est de même de la science, car la maladie l'ôte. Nous sommes incapables et de vrai et de bien.

19.

Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés? Et dans les enfans, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux?

Une différente coutume en donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par expérience; et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume contre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l'amour naturel des enfans ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

20.

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecteroit autant que les objets que nous voyons tous les jours; et si un artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un roi qui rêveroit toutes les nuits, douze heures durant, qu'il seroit artisan.

Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait voyage, on souffriroit presque autant que si cela étoit véritable, et on appréhenderoit de dormir, comme on appréhende le réveil quand on craint d'entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il feroit à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différens, et qu'un même se diversifie, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, a cause de la continuité, qui n'est pourtant pas si continue et égale qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage; et alors on dit : « Il me semble que je rêve; » car la vie est un songe un peu moins inconstant.

21.

Contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte mais nous le supposons bien gratuitement; car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien qu'on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l'un et l'autre qu'il s'est mû; et de cette conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité d'idée ; mais cela n'est pas absolument convaincant, de la dernière conviction, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative; puisqu'on

sait qu'on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions diffe

rentes.

Cela suffit pour embrouiller au moins la matière; non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses, les académiciens auroient gagné; mais cela la ternit, et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne, qui consiste à cette ambi guïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse, dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.

22.

Quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, comme, qu'il sera demain jour, etc.; mais souvent la nature nous dément, et ne s'assujettit pas à ses propres règles.

23.

Contradiction est une mauvaise marque de vérité.

Plusieurs choses certaines sont contredites, plusieurs fausses passent sans contradiction: ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité.

24.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui, en ayant d'autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier?

Mais nous faisons des derniers qui paroissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connoître toutes choses. « Je vais parler de tout, » disoit Démocrite.

Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d'y arriver; et c'est là où tous ont achoppé. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique non en apparence, que cet autre qui crève les yeux, De omni scibili.

Ne cherchons donc point d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu'on se tiendra en repos, chacun dans l'état où la nature l'a placé. Ce milieu qui nous est échu en par

tage étant toujours distant des extrêmes, qu'importe que l'homme ait un peu plus d'intelligence des choses? S'il en a, il les prend un peu de plus haut. N'est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n'est-elle pas également infiniment éloignée de l'éternité, pour durer dix ans davantage?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l'autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine'.

25.

Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai siége de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étoient partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connoît. Ceux d'entre deux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.

26.

On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut infinie pour l'un et l'autre ; et il me semble que qui auroit compris les derniers principes des choses pourroit aussi arriver jusqu'à connoître l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Si l'homme s'étudioit le premier, il verroit combien il est incapable de passer outre. Comment se pourroit-il qu'une partie connût le tout? Mais il aspirera peut-être à connoître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connoître l'une sans l'autre et sans le tout.

L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connoît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'élémens pour le composer, de chaleur et d'alimens pour le nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance.

1. La comparaison que nous faisons de nous au fini, c'est-à-dire à un être fini supérieur à nous, est la seule qui nous fasse peine. Nous ne souffririons pas si nous nous comparions à l'infini, parce que, comparés à l'infini, tous les finis sont égaux.

Il faut donc, pour connoître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister; et pour connoître l'air, savoir par où il a rapport à la vie de l'homme, etc.

La flamme ne subsiste point sans l'air : donc, pour connoître l'un, il faut connoître l'autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entre-tenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connoître les parties sans connoître le tout, non plus que de connoître le tout sans connoître particulièrement les parties.

Et ce qui achève notre impuissance à connoître les choses est qu'elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres d'âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle ; et quand on prétendroit que nous serions simplement corporels, cela nous excluroit bien davantage de la connoissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connoît soi-même. Il ne nous est pas possible de connoître comment elle se connoîtroit.

Et ainsi si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout connoître; et si nous sommes composés d'esprit et de matière, nous ne pouvons connoître parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles.

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses, et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent à leur centre, qu'ils fuient leur destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place à une autre, qui sont choses qui n'appartiennent qu'aux corps.

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croiroit, à nous voir composer toutes choses d'esprit et de corps, que ce mélange-là nous seroit bien compréhensible? C'est néanmoins la chose qu'on comprend le moins. L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C'est là le comble de ses difficultés, et cependant c'est son propre être : Modus quo corporibus adhæret spiritus comprehendi ab hominibus non potest; et hoc tamen homo est'. Enfin pour consommer la preuve de notre foiblesse, je finirai par ces deux considérations....

1. Augustin, de Civ. Dei, XXI, x.

2. Il y avait d'abord l'alinéa suivant, que Pascal a barré : « Voilà une partie des causes qui rendent l'homme si imbécile à connoître la nature.

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