Page images
PDF
EPUB

ARTICLE III'.

1.

Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa foiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est; mais comme si chacun savoit certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure; et, par une plaisante humilité, on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art, qu'on se vante toujours d'avoir. Mais il est bon qu'il y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient pas pyrrhoniens, pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette foiblesse naturelle et inévitable, et de croire qu'il est, au contraire, dans la sagesse naturelle.

2.

Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu'il y en a qui ne sont point pyrrhoniens: si tous l'étoient, ils auroient tort.

Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis: car la foiblesse de l'homme paroît bien davantage en ceux qui ne la connoissent pas qu'en ceux qui la connoissent.

Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; trop vieil, de même; si on n'y songe pas assez....; si on y songe trop, on s'entête, et on s'en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu; si trop longtemps après, on n'y entre plus. Aussi les tableaux, vus de trop loin et de trop près; et il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera?

3.

Imagination. C'est cette partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle seroit règle infaillible de vérité, si elle l'étoit infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres; elle fait croire, douter, nier la raison; elle suspend les sens, elle les fait sentir; elle a ses fous et ses sages: et rien ne nous dépite davantage que de

1. Article VI de Bossut.

voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudens ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres, avec crainte et défiance et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutans, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son

consentement.

L'imagination dispose de tout; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrois de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connois que le titre, qui vaut lui seul bien des livres: Della opinione regina del mondo '. J'y souscris sans le connoître, sauf le mal, s'il y en a.

Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d'autres principes 2.

4.

La chose la plus importante à toute la vie, c'est le choix du métier: le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. «C'est un excellent couvreur,» dit-on; et en parlant des soldats : « Ils sont bien fous, dit-on. Et les autres, au contraire : « Il n'y a rien de grand que la guerre; le reste des hommes sont des coquins. » A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit; car naturellement on aime la vertu, et on hait la folie. Ces mots nous émeuvent on ne pèche qu'en l'application. Tant est grande la force de la coutume, que de ceux que la nature n'a faits qu'hommes, on fait toutes les conditions des hommes; car des pays sont tous de maçons, d'autres tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature; et quelquefois la nature la surmonte, et retient l'homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.

Hommes naturellement couvreurs, et de toutes vocations, hormis en chambre '.

5.

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rap

4. On connaît en effet un livre italien sous ce titre, mais postérieur à Pascal. Il est de Carlo Flosi, 1690.

2. D'autres principes d'erreurs.

3. Pascal veut dire qu'il n'y a pas d'hommes dont la vocation soit de rester dans une chambre

pelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudens, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

6.

Notre imagination nous grossit si fort le temps présent, à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, manque d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité, et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne peut nous en défendre.

7.

Cromwell alloit ravager toute la chrétienté; la famille royale étoit perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même alloit trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.

8.

Sur quoi fondera-t-il l'économie du monde qu'il veut gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice? Il l'ignore.

Certainement s'il la connoissoit, il n'auroit pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays; l'éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verroit plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité ; en peu d'années de possession, les lois fondamentales changent; le droit a ses époques. L'entrée de Saturne au Lion' nous marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.

1. Depuis que la planète de Saturne est entrée dans la constellation du Lion, telle action auparavant, réputée innocente, a commencé d'être un crime.»

9.

Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils la soutiendroient opiniâtrément, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avoit rencontré au moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point.

Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfans et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au delà de l'eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui?

Il y a sans doute des lois naturelles; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu: Nihil amplius nostrum est; quod nostrum dicimus, artis est'. Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur2. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus3.

De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur; l'autre, la commodité du souverain; l'autre, la coutume présente, et c'est le plus sûr rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l'anéantit. Rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes; qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine, mais non pas à l'essence de la loi : elle est toute ramassée en soi; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si foible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L'art de fronder, et bouleverser les Etats, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l'oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu'ils le reconnoissent; et les grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple. C'est pourquoi le plus sage des législateurs disoit que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper'; et un autre, bon politique: Quum veritatem qua liberetur ignoret,

4. « Rien n'est de nous; c'est l'art qui fait en nous ce que nous croyon faire. » On ignore l'origine de ce passage.

2. « On fait des crimes pour obéir à des sénatus-consultes, à des plébiscites. » Sénèque, lettre xcxv.

3. « Nous étions jadis écrasés par les crimes, et nous le sommes par les lois. Tacite, Annales, III, xxv.

4. Pascal parle de Platon.

expedit quod fullatur'. Il ne faut pas qu'il sente la vérité de l'usurpation; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu'elle ne prenne bientôt fin.

10.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauroient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds? Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et un poëme de face.

L'affection ou la haine changent la justice de face; et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide! combien son geste hardi le fait-il paroître meilleur aux juges, dupés par cette apparence! Plaisante raison qu'un vent manie, et à tout sens!

Je ne veux pas rapporter tous ses effets; je rapporterois presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu '.

11.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des foibles? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l'ardeur de la charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paroître si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

:

12.

L'esprit de ce souverain juge du monde n'est pas si indépendant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent; une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa rai

1. C'est Varron, cité par saint Augustin, Cité de Dieu, IV, xxvII.

2. Ici, Pascal avait écrit la phrase suivante, qu'il a barrée : « Il faut travailler tout le jour pour des biens reconnus pour imaginaires; et quand le sommeil nous a délassés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se lever en sursaut pour aller courir après les fumées et essuyer les impressions de cette maîtresse du monde. »

« PreviousContinue »