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L'ESPRIT DE MONTAIGNE.

C'est par l'entremise de la coustume, que chascun est content du lieu où nature la planté et les sauvages d'Escosse n'ont que faire de la Touraine, ny les Scythes de la Thessalie.

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CHAPITRE XI.

DES VOYAGES.

LE Voyager me semble un exercice profitable. L'ame y a une continuelle exercitation (exercice) à remarquer des choses incognues et nouvelles. Et je ne sache point meilleure escole, comme j'ay dict souvent, à façonner la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaises, et usances (usages): et lui faire gouster une si perpétuelle variété de formes de nostre nature.

Est-ce par nature, ou par erreur de fantaisie, que la veue des places, que

nous sçavons avoir esté hantées et habitées par personnes desquelles la mémoire est en recommandation, nous esmeut aucunement plus, qu'ouir le récit de leurs faicts, ou lire leurs escrits?

La pluspart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserez d'une prudence taciturne et incommunicable, se deffendant de la contagion d'un air incogneu.

Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoyent ceste aventure, les voylà à se r'allier; et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voyent. Pourquoi non barbares, puisqu'elles ne sont françoises? encore sontce les plus habiles qui les ont recognues, pour en mesdire.

J'ay veu ailleurs des maisons ruinées, et des statues, et du ciel et de la terre: ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vrai, et si pourtant ne sçauroy revoir si souvent le tombeau de cette Rome si

grande et si puissante, que je ne l'admire et révère.

Et puis, cette mesme Rome que nous voyons, mérite qu'on l'aime. Confédérée (alliée) de si long-temps, et par tant de titres à nostre couronne: seule ville commune et universelle. Le magistrat souverain qui y commande, est recognu pareillement ailleurs. C'est la ville métropolitaine de toutes les nations chrestiennes.

Le soing des morts nous est en recommandation. Or j'ai esté nourri dès mon enfance avec ceux-ci : j'ai eu cognoissance des affaires de Rome, long-temps avant que je l'aye eue de ceux de ma maison. Je sçavois le Capitole et son plan, avant que je sçeusse le Louvre, et le Tibre avant la Seine. J'ai eu plus en teste les conditions et fortunes de Lucullus, Métellus et Scipion, que je n'ai d'aucuns hommes des nostres. Ils sont trespassez, si est bien mon père, aussi entièrement qu'eux, et s'est esloigné de moi, et de la vie, autant en dix

huict ans, que ceux-là ont faict en seize cents, duquel pourtant je ne laisse pas d'embrasser et pratiquer la mémoire, l'amitié et société d'une parfaicte union et très-vive.

L'Espaignol et le François, chacun y est chez soy. Pour estre des princes de cet Estat, il ne faut estre que de la chrestienneté, où qu'elle soit. Il n'est lieu cà-bas, que le ciel ait embrassé avec telle influence de faveur, et telle constance : sa ruine mesme est glorieuse et enflée.

et

Les choses présentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie. Me trouvant inutile à ce siècle, je me rejecte à cet autre. Et en suis si embabouyné, que l'estat de cette vieille Rome, libre, juste, florissante (car je n'en aime, ni la naissance, ni la vieillesse) m'intéresse et me passionne. Pourquoi je ne sçaurois revoir si souvent l'assiette de leurs rues et de leurs maisons, et ces ruines profondes jusques aux antipodes, que je ne m'y amuse.

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