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belle et grande charge? Ont-elles été octroyées en faveur des sages seulement? Elles ne touchent guères de gens. Les fols et les méchans sont-ils dignes de faveur si extraordinaire, et, estant la pire pièce du monde, d'estre préférés à tout le reste?

Les ames des empereurs et des savetiers sont jettées à mesme moule. Considérant l'importance des actions des princes et leur poids, nous nous persuadons qu'elles soient produites par quelques causes aussi pesantes et importantes. Nous nous trompons; ils sont menés et ramenés en leurs mouvemens par les mesmes ressorts, que nous sommes aux nostres. La mesme raison, qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les princes une guerre : la mesme raison qui nous fait fouetter un laquais, tombant en un roi, lui fait ruiner une province.

L'envie d'un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas esmouvoir deux ha

rangères à s'esgratigner, c'est l'ame et le mouvement de tout ce grand trouble.

Ce grand corps a tant de visages et de mouvemens, qui semblent menacer le ciel et la terre: ce furieux monstre à tant de bras et à tant de testes, c'est toujours l'homme foible, calamiteux et misérable. Ce n'est qu'une fourmilière esmue et eschauffée, un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuit d'un aigle : un songe, une voix, un signe, une brouée matinière, suffisent à le renverser et porter par terre.

Donnez-lui seulement d'un rayon de

soleil

par le visage, le voilà fondu et esvanoui: qu'on lui esvente seulement un peu de poussière aux yeux comme aux mouches à miel de notre poëte (Virgile), voilà toutes nos enseignes, nos légions, et le grand Pompeïus mesme à leurs testes rompu et fracassé.

Certes, nous avons estrangement surpayé

)

ce beau discours de quoy nous nous glorifions, et cette capacité de juger et cognoistre, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infini de passions auxquelles nous sommes incessamment en prinse.

La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute céleste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune, et ramenant le ciel sous ses pieds.

ils se

Les philosophes veulent se mettre hors d'eux et eschapper à l'homme. C'est folie; au lieu de se transformer en anges, transforment en bestes: au lieu de se hausser, ils s'abattent. Ces humeurs transcendantes m'effrayent, comme les lieux hau

tains et inaccessibles. Et rien ne m'est fascheux à digérer en la vie de Socrates, que ses estases et ses démoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont les plus haut montées. Je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre, que ses fantasies autour de son immortalisation.

:

Que l'enfance regarde devant elle; la vieillesse derrière estoit-ce pas ce que signifioit le double visage de Janus?

Bien sert à la décrépitude de nous fournir le doux bénéfice d'inappercevance et d'ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit-ce de nous; mesme en ce temps, où les juges qui ont à décider nos controverses sont communément partisans de l'enfance et intéressez? Au cas que cette piperie m'eschappe à voir, au moins ne m'eschappe-t-il pas à voir que je suis très pipable.

grand avantage sur nous, de faire que na-. ture par une douceur maternelle les accompaigne et guide, comme par la main, à toutes les actions et commodités de leur vie, et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à quester par art les choses nécessaires à notre conservation.

Si nous voulons prendre quelque avantage de cela mesme, qu'il est en nous de saisir les animaux, de nous en servir, et d'en user à nostre volonté, ce n'est que ce mesme advantage que nous avons les uns sur les autres.

Il n'est animal au monde en butte de tant d'offenses que l'homme. Il ne nous faut point une baleine, un éléphant et un crocodile, ni tels autres animaux, desquels un seul est capable de défaire un grand nombre d'hommes : les poux sont suffisans pour faire vaquer la dictature de Sylla: c'est le desjeuné d'un petit ver, que

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