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HARVARD COLLEGE LIBRARY
DEXTER FUND £
Afor 13,1929

AVIS

A MM. LES SOUSCRIPTEURS.

Des difficultés imprévues se sont élevées au moment où nous allions faire distribuer la cinquième livraison.

Nous sommes obligés de ne fournir qu'un volume; le second sera livré lorsque les difficultés seront aplanies.

La sixième livraison sera prête à l'époque

convenue.

NOTICE

SUR L'ESPRIT DE MONTAIGNE.

MONTAIGNE est un des écrivains le plus mal jugés. Les philosophes ont désiré en faire un sceptique; l'autorité du doute est grande pour ces esprits dont la raison aboutit à ne rien croire et à ne rien savoir. Après cela, des chrétiens irréfléchis se sont crus obligés de s'en rapporter sur parole aux philosophes, et Montaigne a passé pour impie, ni plus ni moins que s'il avoit consumé sa vie à insulter le christianisme, comme Voltaire, ou à faire du cynisme, comme Jean-Jacques.

Le fait est que Montaigne étoit un de ces chrétiens, comme on en voit dans tous les temps, qui ne réfléchissent guères sur la

religion qu'ils professent; qui en remplissent quelques devoirs par hasard, par mégarde même, si vous voulez ; mais qui ne prennent pas la peine d'en faire leur pensée habituelle; emportés par leurs goûts, séduits par leurs études, entraînés par leurs plaisirs, arrivant ainsi à des excès de raison ou de conduite sans se faire toutefois un système de leurs erreurs; de telle sorte que, s'ils ont la volonté de rester chrétiens, ils n'ont pas la force de l'être: gens excusables, si l'on ne considère que leur distraction; mais inconséquents philosophes, hommes sans application et sans énergie; qui ne s'aperçoivent que Dieu existe que si une voix connue vient le leur redire; qui allumeroient volontiers un flambeau en plein jour, si on n'avoit soin de leur rappeler que le soleil darde ses rayons.

En vérité, tel fut Montaigne.

Les philosophes devroient bien pourtant se souvenir que l'auteur des Essais eût été

le plus malheureux des hommes, si son chapelain eût douté de sa foi. Il mourut à l'âge de cinquante-neuf ans et quelques mois, et sa mort seroit digne de couronner la vie d'un saint ou d'un cénobite. Dans les derniers moments de sa maladie, il avoit désiré qu'on célébrât la messe dans sa chambre. Au moment de l'élévation, il voulut, par un grand effort, se lever sur son lit pour adorer la sainte hostie, et cet effort le fit expirer. Une telle mort, racontée dans toutes les biographies, auroit bien dû préserver la mémoire de Montaigne des apothéoses de l'athéisme. Mais son livre étoit là avec des paroles légères, avec cette imagination vagabonde qui laisse échapper toutes les pensées, celles qui sont justes et celles qui sont erronées, avec cet esprit curieux qui recueille toutes les opinions, les siennes propres et celles d'autrui, et puis les abandonne par un caprice; saisissant un mot de philosophe, parce qu'il est mordant, et en faisant une sentence,

courant 'après mille choses contraires, trouvant sur sa route des erreurs et les mêlant à des vérités, encourant ainsi cette triste renommée de pyrrhonien, la plus triste renommée qui puisse flétrir un homme qui a cultivé son intelligence.

Voilà donc à quoi se sont vite pris les philosophes de notre temps. Il leur importoit que Montaigne fût sans croyance, et ils l'ont tant répété qu'on les a crus: d'un côté c'étoit désir d'avoir un auxiliaire d'impiété; de l'autre, c'étoit frayeur de se trouver en contact avec un homme cynique. Ce n'est pas, à dire vrai, que Montaigne, spirituel et railleur, mais philosophe sans doctrine, dût apporter par ses écrits beaucoup d'autorité à des systêmes quelconques. Là où il n'y a point de conviction prédominante, il n'y a pas de puissance d'entraînement et de génie. Après tout, il importe peu à la vérité que les esprits, même les plus éminents, se prononcent pour elle ou contre elle. La petite raison humaine se

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