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moi, de quoi, c'est ici l'essai, je les sens fléchir sous la charge: mes conceptions et mon jugement ne marchent qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant: et, quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfait. Je vois encore du pays au-delà, mais d'une vue trouble et en nuage, que je ne puis démêler et entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie, et n'y employant que mes propres et naturels moyens, s'il m'advient, comme il fait souvent, de rencontrer de fortune dans les bons auteurs ces mêmes lieux que j'ai entrepris de traiter, à me reconnoître, au prix de ces gens-là, si foible et si chétif, si poisant et si endormi, je me fay pitié, ou dédain à moi-même.

Sices Essais étoient dignes qu'on en jugeât, il en pourroit avenir, à mon avis, qu'ils ne plairoient guères aux esprits communs et vulgaires, ni guères aux singuliers et excellens: ceux-là n'y entendroient pas assez,

ceux-ci y entendroient trop : ils pourroient vivoter en la moyenne région.

Qui connoîtra combien je suis peu laborieux, combien je suis fait à ma mode, croira facilement que je redicterois plus volontiers encore autant d'essais, que de m'assujettir à resuivre ceux-ci pour cette puérile correc-tion.

J'écris mon livre à peu d'hommes et à peu d'années. Si c'eût été une matière de durée, il l'eût fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivi le nôtre jusqu'à cette heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage d'ici à cinquante ans? Il écoule tous les jours de nos mains: et, depuis que je vis, s'est altéré de moitié. Nous disons qu'il est à cette heure parfait. Autant en dit du sien chaque siècle. Je n'ai garde de l'en tenir là, tant qu'il fuira, et s'ira difformant comme il fait. C'est aux bons et utiles écrits de le clouer à eux ; et ira son crédit selon la fortune de notre état.

Qu'on ne s'attende pas aux matières, mais à la façon que j'y donne.

C'est une humeur mélancolique, et une humeur par-conséquent très-ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que je m'étois jetté, qui m'a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d'écrire. Et puis, me trouvant entièrement dépourvu et vuide de toutes autres matières, je me suis présenté moimême à moi pour argument et pour sujet. C'est le seul livre au monde de son espèce, et d'un dessein farouche et extravagant. Il n'y a rien aussi en cette besogne digne d'être remarqué que cette bizarrerie: car, à un sujet si vain et si vil, le meilleur ouvrier du monde n'eût sçu donner façon qui mérite qu'on en fasse compte.

J'ai seulement fait ici un amas de fleurs étrangères, n'y ayant fourni du mien que le filet à les lier.

De cent membres et visages qu'a chaque

chose, j'en prends un, tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et par fois à pincer jusqu'à l'os. J'y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sçai.

O Dieu! que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté : et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit! c'est l'indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi. Il s'en trouvera toujours en un coin quelque mot, qui ne laisse pas d'être battant, quoiqu'il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement; mon stile et mon esprit vont vagabondant de même.

Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la matière: souvent, ils la dénotent seulement par quelque marque. J'aime l'alleure poëtique à sauts et à gambades. C'est un art, comme dit Platon, léger, volage, démoniacle.

Toute cette fricassée, que je barbouille ici, n'est qu'un registre des essais de ma

vie, qui est pour l'interne santé exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil.

Outre ce profit que je tire d'écrire de moi, j'en ai espéré cet autre, que, s'il avenoit que mes humeurs pleussent et accordassent à quelque honnête homme, avant mon trépas, il rechercheroit de nous joindre. Je lui ai donné beaucoup de pays gagné: car tout ce qu'une longue connoissance et familiarité lui pourroit avoir acquis en plusieurs années, il l'a vu en trois jours dans ce registre et plus sûrement et

exactement.

Autant que la bienséance me le permet, je fais sentir ici mes inclinations et affections mais, plus librement et plus volontiers, le fais-je de bouche à quiconque désire en être informé. Tant y a, qu'en ces mémoires, si on y regarde, on trouvera que j'ai tout dit, ou tout désigné; ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt.

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