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au monde.

(A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher la tache d'huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez.

SCÈNE III HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE,
VALÈRE, MAITRE JACQUES.

Har. Pour vous, ma fille, vous aurez l'œil sur ce que 5 l'on desservira, et prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât. Cela sied bien aux filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse qui vous doit venir visiter, et vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que je vous dis?

Él. Oui, mon père.

SCÈNE IV. HARPAGON, CLÉANTE,
VALÈRE, MAITRE JACQUES.

Har. Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j'ai la bonté de pardonner l'histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire mauvais visage.

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Clé. Moi, mon père, mauvais visage! Et par quelle 15 raison ?

Har. Mon Dieu! nous savons le train des enfans dont les pères se remarient, et de quel œil ils ont coutume de regarder ce qu'on appelle belle-mère. Mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de votre dernière fredaine, je vous recommande, surtout, de régaler d'un bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur accueil qu'il vous sera possible.

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Clé. A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d'être bien aise qu'elle devienne ma belle-mère. 25 Je mentirais, si je vous le disais; mais, pour ce qui est

de la bien recevoir et de lui faire bon visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre. Har. Prenez-y garde au moins.

Clé. Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous 5 en plaindre.

Har. Vous ferez sagement.

SCÈNE V. HARPAGON, VALÈRE,
MAITRE JACQUES.

Har. Valère, aide-moi à ceci. Oh çà! maître Jacques, approchez-vous; je vous ai gardé pour le dernier.

M. Jac. Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à 10 votre cuisinier, que vous voulez parler? car je suis l'un et l'autre.

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Har. C'est à tous les deux.

M. Jac. Mais à qui des deux le premier ?
Har. Au cuisinier.

M. Jac. Attendez donc, s'il vous plaît.

(Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et
paraît vêtu en cuisinier.)

Har. Quelle diantre de cérémonie est-ce là?

M. Jac. Vous n'avez qu'à parler.

Har. Je me suis engagé, maitre Jacques, à donner ce soir à souper.

M. Jac., à part. Grande merveille!

Har. Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère?
M. Jac. Oui, si vous me donnez bien de l'argent.

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Har. Que diable, toujours de l'argent! Il semble qu'ils n'aient autre chose à dire de l'argent, de l'argent, de l'argent. Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche, de l'argent! toujours parler d'argent! Voilà leur épée de chevet, de l'argent !

Val. Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille de faire bonne chère avec bien de l'argent! c'est une chose la plus aisée

du monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fit bien autant; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent.

M. Jac. Bonne chère avec peu d'argent?

Val. Oui.

M. Jac., à Valère. Par ma foi, monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous mêlezvous céans d'être le factoton.

Har. Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra?

M. Jac. Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d'argent.

Har. Haye! Je veux que tu me répondes.

M. Jac. Combien serez-vous de gens à table?

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Har. Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre 15 que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a

bien pour dix.

Val. Cela s'entend.

M. Jac. Hé bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes.

...

Potages.

...

Entrées.

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Har. Que diable! Voilà pour traiter toute une ville entière.

M. Jac. Rôt.

Har., mettant la main sur la bouche de maître Jacques. Ah! traître, tu manges tout mon bien.

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Har, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques. Encore?

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Val., à maître Jacques. Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? et monsieur a-t-il invité des 30 gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allezvous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux medecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger avec excès.

Har. Il a raison.

Val. Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils,

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que c'est un coupe-gorge, qu'une table remplie de trop de viandes; que pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que le frugalité règne dans les repas qu'on donne; et que, suivant le dire d'un ancien, il faut manger 5 pour vivre et non pas vivre pour manger.

Har. Ah! que cela est bien dit! Approche, que je t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour viv. Non, ce n'est pas cela. 10 Comment est-ce que tu dis?

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Val. Qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre

pour manger.

Har., à maître Jacques. Oui. Entends tu? (A Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela?

Val. Je ne me souviens pas maintenant de son nom. Har. Souviens-toi de m'écrire ces mots; je les veux faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

Val. Je n'y manquerai pas. Et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire ; je réglerai tout cela 20 comme il faut.

Har. Fais donc.

M. Jac. Tant mieux ! j'en aurai moins de peine.

Har., à Valère. Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d'abord; quelque bon 25 haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

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Val. Reposez-vous sur moi.

Har. Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer

mon carrosse.

M. Jac. Attendez; ceci s'adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque.) Vous dites.

Har. Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire.

M. Jac. Vos chevaux, monsieur? ma foi, ils ne sont 35 point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière; les pauvres bêtes n'en ont point,

et ce serait mal parler: mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

Har. Les voilà bien malades! Ils ne font rien.

M. Jac. Et pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu'il 5 ne faut rien manger? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués. Car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir. Je 10 m'ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c'est être, monsieur, d'un naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.

Har. Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la foire.

M. Jac. Non, monsieur, je n'ai pas le courage de les mener, et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes?

Val. Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

M. Jac. Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre, que sous la mienne.

Val. Maître Jacques fait bien le raisonnable!

M. Jac. Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire ?
Har. Paix.

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M. Jac. Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels 30 sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J'enrage de cela; et je suis fâché tous les jours d'entendre ce qu'on dit de vous: car enfin, je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j'en aie; et, après mes chevaux, 35 vous êtes la personne que j'aime le plus.

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