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il ne l'exprime pas, il la peint; il sent, il pense, et le mot suit avec ses grâces, la noblesse et l'onction qui lui convient. Toujours coulant, toujours lié, toujours nombreux, toujours périodique, il connaît l'utilité de ces liaisons grammaticales, que nous laissons perdre, qui enrichissaient l'idiome du grec, et sans lesquelles il n'y aura jamais de style. On ne le voit pas recommencer à penser de ligne en ligne; traîner péniblement des phrases, tantôt précises, I tantôt diffuses, où l'esprit trahit son embarras à chaque instant, et ne se relève que pour retomber. Son élocution" pleine et harmonieuse, enrichie des métaphores les mieux suiviés, des allégories les plus sublimes, des images les plus pittoresques, ne présente au lecteur que clarté, facilité, élégance et rapidité. Grand, parce qu'il est régulier, il ne se sert de la parole que pour exprimer ses idées, et n'étale jamais ce luxe d'esprit, qui, dans les Lettres comme dans les Etats, n'annonce que l'indigence. Modèle accompli de la poésie descriptive, il multiplie ces comparaisons vastes qui supposent un génie observateur; et il flatte sans cesse l'oreille par les charmes de l'harmonie imitative. En un mot, Fénelon donne à la prose la couleur, la mélodie, l'accent, l'âme de la poésie; et son style vrai, enchanteur, inimitable, trop abondant peut-être, ressemble à sa vertu. Le Cardinal MAURY.

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Bossuet et Fénelon..

On vit alors entrer en lice deux adversaires illustres, plutôt égaux que semblables: l'un, consommé depuis long-temps dans la science de l'Eglise, couvert des lauriers qu'il avait remportés tant de fois en combattant pour elle contre les hérétiques; athlète infatigable que son âge et ses victoires auraient pu dispenser de s'engager dans un nouveau combat, mais dont l'esprit, encore vigoureux et supérieur au poids des années, conservait dans sa vieil1.-28.

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lesse une partie de ce feu qu'il avait eu dans sa jeunesse : l'autre, plus jeune et dans la force de l'âge, moins connu par ses écrits, non moins célèbre par la réputation de son éloquence, et la hauteur de son génie, nourri et exercé depuis long-temps dans la matière qui faisait le sujet du combat, possédait parfaitement la langue des mystiques ; capable de tout entendre, de tout expliquer, et de rendre plausible tout ce qu'il expliquait : tous deux long-temps amis, avant que d'être devenus rivaux : tous deux également recommandables par l'innocence de leurs mœurs, également aimables par la douceur de leur commerce, ornemens de l'Eglise, de la Cour, de l'humanité même : mais l'un, respecté comme le soleil couchant dont les rayons allaient s'éteindre avec majesté ; l'autre, regardé comme un soleil levant qui remplirait un jour la terre de ses lumières, s'il pouvait sortir de l'espèce d'éclipse dans laquelle il s'était engagé (1).

D'AGUESSEAU.

Même sujet.

BOSSUET, après sa victoire, passa pour le plus savant et le plus orthodoxe des Evêques ; Fénelon, après sa défaite, pour le plus modeste et le plus aimable des hommes. Bossuet continua de se faire admirer à la Cour; Fénelon se fit adorer à Cambrai et dans l'Europe.

Peut-être serait-ce ici le lieu de comparer les talens et la réputation de ces deux hommes également célèbres, également immortels. On pourrait dire que tous deux eurent un génie supérieur, mais que l'un avait plus de cette grandeur qui nous élève, de cette force qui nous terrasse; l'autre, plus de cette douceur qui nous pénètre et de ce charme qui nous attache. L'un fut l'oracle du

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I.

dogme, l'autre celui de la morale; mais il paraît que ́Bossuet, en faisant des conquêtes pour la Foi, en foudroyant l'hérésie, n'était pas moins occupé de ses propres triomphes que de ceux du Christianisme; il semble au contraire que Fénelon parlait de la vertu comme on parle de ce qu'on aime, en l'embellissant sans le vouloir, et s'oubliant toujours, sans croire même faire un sacrifice.

Leurs travaux furent aussi différens que leurs caractères. Bossuet, né pour les luttes de l'esprit et les victoires du raisonnement, garda même dans les écrits étrangers à ce genre cette tournure mâle et nerveuse, cette vigueur de raison, cette rapidité d'idées, ces figures hardies et pressantes qui sont les armes de la parole. Fénelon, fait pour aimer la paix et pour l'inspirer, conserva sa douceur, même dans la dispute, mit de l'onction jusque dans la controverse, et parut avoir rassemblé dans son style tous les secrets de la persuasion.

Les titres de Bossuet dans la postérité sont surtout ses Oraisons funèbres et son Discours sur l'Histoire. Mais Bossuet, historien et orateur, peut rencontrer des rivaux ; le Télémaque est un ouvrage unique, dont nous ne pou vons rien rapprocher. Au livre des Variations, aux combats contre les hérétiques, on peut opposer le livre de l'Existence de Dieu, et les combats contre l'athéisme, doctrine funeste et destructive, qui dessèche l'âme et l'endurcit, qui tarit une des sources de la sensibilité, et brise le plus grand appui de la morale, arrache au malheur sa consolation, à la vertu son immortalité, glace le cœur du juste, en› lui ôtant un témoin et un ami, et ne rend justice qu'au méchant qu'elle anéantit (1).

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LA HARPE. Eloge de Fénelon.

(1) Voyez en vers, même portrait.

Racine et Voltaire.

Tous deux ont possédé ce mérite si rare de l'élégance continue et de l'harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n'y a point d'écrivain ; mais l'élégance de Racine est plus égale, celle de Voltaire est plus brillante. L'une plaît davantage au goût, l'autre à l'imagination.

Dans l'un, le travail, sans se faire sentir, a effacé jusqu'aux imperfections les plus légères; dans l'autre, la facilité se fait apercevoir à la fois et dans les beautés, et dans les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l'intérêt; l'autre y a laissé des taches, sans en obscurcir l'éclat. Ici, les effets tiennent plus souvent à la phrase poétique; là, ils appartiennent plus à un trait isolé, à un vers saillant.

L'art de Racine consiste plus dans le rapprochement nouveau des expressions; celui de Voltaire, dans de nou. veaux rapports d'idées. L'un ne se permet rien de ce qui peut nuire à la perfection, l'autre ne se refuse rien de ce qui peut ajouter à l'ornement. Racine, à l'exemple de Despréaux, a étudié tous les effets de l'harmonie, toutes les formes du vers, toutes les manières de le varier. Voltaire, sensible surtout à cet accord si nécessaire entre le rhythme et la pensée, semble regarder le reste comme un mérite subordonné, qu'il rencontre plutôt qu'il ne le cherche. L'un s'attache plus à finir le tissu de son style, l'autre à en relever les couleurs. Dans l'un, le dialogue est plus lié; dans l'autre, il est plus rapide.

Dans Racine, il y a plus de justesse ; dans Voltaire, plus de mouvement. Le premier l'emporte pour la profondeur et la vérité; le second, pour la véhémence et l'énergie. Ici, les beautés sont plus sévères, plus irréprochables; là, elles sont plus variées, plus séduisantes. On admire dans Racine cette perfection toujours plus éton

naute à mesure qu'elle est plus examinée; on adore dans Voltaire cette magie qui donne de l'attrait même à ses défauts. L'un vous paraît toujours plus grand par la réflexion, l'autre ne laisse pas maître de réfléchir. Il semble que l'un ait mis son amour-propre à défier la critique, et l'autre à la désarmer.

Enfin, si l'on ose hasarder un résultat sur des objets livrés à jamais à la diversité des opinions, Racine, lu par les connaisseurs, sera regardé comme le poëte le plus parfait qui ait écrit: Voltaire, aux yeux des hommes rassemblés au théâtre, sera le génie le plus tragique qui ait régné sur la scène (1).

LE MÊME.

Ducis.

APRÈS Ce que nous avons vu du caractère indépendant de l'auteur d'Hamlet, qui, malgré son peu de fortune, refuse de Napoléon le riche manteau de Sénateur, et s'enveloppe dans sa précieuse médiocrité, ne nous étonnons pas que la solitude féconde où s'étendait son âme, que son profond dédain du monde, quoique tempéré par ses sentimens religieux, donnât à ses dehors, naturellement imposans, à ses écrits surtout, quelque aspérité : un esprit si plein de séve et de vigueur devait avoir l'écorce du chêne. Si la qualification de poëte de la nature, et de Bridaine de la tragédie qu'il reçut de Thomas, est méritée (2), j'ai dû, préoccupé des grandes pensées, des figures énergiques et de l'onction persuasive du poëtemissionnaire, faire moins d'attention à sa parure quelque

(1) Voyez ci-dessus, Corneille et Racine, et les Leçons Latines modernes.

(2) On peut voir précédemment, Discours et Morceaux oratoires, quel était le caractère de l'éloquence du Père Bridaine.

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