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logue à son triste sort, Hécube chargée de fers, seule sur le théâtre, prononce en soupirant ces éloquentes paroles (1): « Vous, Potentats, qui vous fiez à votre puis<< sance, vous qui dominez sur une Cour nombreuse, « vous qui ne craignez point l'inconstante faveur des dieux, << qui vous livrez au sommeil si doux de la prospérité, « regardez Hécube, et contemplez Troie! » Qui ne rentre alors en soi-même ? qui échappe à l'effroi d'un pareil contraste, et, en regardant le ciel, ne réfléchit pas du moins sur l'incertitude et les dangers de sa destinée? C'est ainsi qu'un grand orateur doit profiter de tout ce qui l'environne, pour intéresser et s'associer le cœur humain. C'est ainsi qu'il est beau d'enrichir le commencement d'un discours; mais je ne puis trop répéter qu'il faut que la suite soit digne d'être écoutée, quand on a élevé son auditoire à cette hauteur.

Le Cardinal MAURY. Essai sur l'Eloquence, t. I.

Exorde de l'Oraison funèbre de la Reine d'Angleterre.

CELUI qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l'indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu'il élève les trônes, soit qu'il les abaisse; soit qu'il communique sa puissance aux Princes, soit qu'il la retire à lui-même,

(1) Quicunque regno fidit, et magná potens

Dominatur aulâ, nec leves metuit Deos,
Animumque rebus credulum lætis dedit,
Me videat, et te, Troja!....

Toute la force et la sublimité de ce trait poétique sont dans ces derniers mots que l'incendie visible de Troie rend si énergiques : Me videat, et te, Troja!

et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d'une manière souveraine et digne de lui: car, en leur donnant la puissance, il leur commande d'en user comme il fait lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n'en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C'est ainsi qu'il instruit les Princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples: Et nunc, Reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram.

Chrétiens, que la mémoire d'une grande Reine, fille, femme, mère de Rois si puissans, et Souveraine de trois Royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans bornes aussi bien que les misères; une longue et paisible jouissance d'une des plus nobles couronnes de l'univers; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulées sur une tête qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune; la bonne cause d'abord suivie de bons succès, et depuis de retours soudains, de changemens inouïs: la rebellion long-temps retenue, à la fin tout-à-fait maîtresse ; nul frein à la licence; les lois abolies; la majesté violée par des attentats jusqu'alors inconnus; l'usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté; une Reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois Royaumes, et à qui sa propre patrie n'est plus qu'un triste lieu d'exil; neuf voyages sur mer, entrepris par une Princesse, malgré les tempêtes ; l'Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes; un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli : voilà les enseignemens que Dieu donne aux Rois. Ainsi

fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs.

Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Le cœur d'une grande Reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d'amertumes, parlera assez haut; et, s'il n'est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux Princes sur des événemens si étranges, un Roi me prête ses paroles pour leur dire : Entendez, 6 grands de la terre; instruisez-vous, arbitres du monde !

Bossuet.

Modèle d'EXERCICE.

VOYEZ dans l'oraison funèbre de la Reine d'Angleterre, comme il annonce avec chaleur qu'il va instruire les Rois; comme il se jette ensuite à travers les divisions et les orages de cette île; comme il peint le débordement des sectes, le fanatisme des indépendans; au milieu d'eux, Cromwell, actif et impénétrable, hypocrite et hardi, dogmatisant et combattant, montrant l'étendard de la liberté et précipitant les peuples dans la servitude; la Reine luttant contre le malheur et la révolte, cherchant partout des vengeurs, traversant neuf fois les mers, battue par les tempêtes, voyant son époux dans les fers, ses amis sur l'échafaud, ses troupes vaincues, elle-même obligée de céder; mais, dans la chute de l'Etat, restant ferme parmi ses ruines, telle qu'une colonne qui, après avoir long-temps soutenu un temple ruineux, reçoit, sans en être courbée, ce grand édifice qui tombe et fond sur elle sans l'abattre.

Cependant l'orateur, à travers ce grand spectacle qu'il déploie sur la terre, nous montre toujours Dieu présent au haut des cieux, secouant et brisant les trônes, préci1.-28,

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pitant la révolution, et, par sa force invincible, enchaînant ou domptant tout ce qui lui résiste. Cette idée, répandue dans le discours d'un bout à l'autre, y jette une terreur religieuse qui en augmente encore l'effet, et rend le pathétique plus sublime et plus sombre.

THOMAS. Essai sur les Eloges, t. II..

Exorde de l'Oraison funèbre de Turenne.

JE ne puis, Messieurs, vous donner d'abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu'en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l'Ecriture-Sainte se sert pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée. Cet homme qui portait la gloire de sa nation jusqu'aux extrémités de la terre, qui couvrait son camp du bouclier, et forçait celui des ennemis avec l'épée ; qui donnait à des Rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle; cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l'orgueil des enfans d'Ammon et d'Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères; cet homme que Dieu avait mis autour d'Israël, comme un mur d'airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l'Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des Rois de Syrie, venait, tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d'autre récompense des services qu'il rendait à sa patrie que l'honneur de l'avoir servie; ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu'il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe.

Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitans. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce morne et long silence, d'une voix entrecoupée de sanglots, que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la piété, la crainte, ils s'écrièrent Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d'Israël? A ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple s'ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles: Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d'Israël ?

Chrétiens, qu'une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l'affliction que j'ai décrite? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l'Ecriture, celui dont je viens vous parler? la vertu et le malheur de l'un et de l'autre sont semblables, et il ne manque aujourd'hui à ce dernier qu'un éloge digne de lui. Oh! si l'Esprit divin, l'Esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu, et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d'actions édifiantes et glorieuses!

Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornemens d'une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très-haut, etc.? Où brillent avec plus d'éclat les effets glorieux de la vertu militaire : conduites d'armées, siéges de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campemens bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l'adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience?

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