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champs et les vignes! que d'animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toison pour Vous habiller! Que leur demandez-vous de plus, et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres? Pourquoi mentez-vous contre notre mère, en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes, comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain? Comment avez-vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des ossemens sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent? Les panthères et les lions, que vous appelez bêtes féroces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu'elles, vous combattez l'instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres; vous ne les mangez pas ces animaux carnassiers, vous les imitez. Vous n'avez faim que de bêtes innocentes et douces, et qui ne font de mal à personne, qui s'attachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix de leurs services. »

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O meurtrier contre nature! si tu t'obstines à soutenir qu'elle t'a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d'os, sensibles et vivans comme toi, étouffe donc l'horreur qu'elle t'inspire pour ces affreux repas, tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferremens sans coutelas; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours; mords ce bœuf et le mets en pièces, enfonce tes griffes dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis, tu n'oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences par tuer l'animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux

fois. Ce n'est pas assez; la chair morte te répugne encore; tes entrailles ne peuvent la supporter, il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l'assaisonner de drogues qui la déguisent; il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour t'ôter l'horreur du meurtre et t'habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisemens, ne rejette point ce qui lui est étranger, et savoure avec plaisir des cadavres dont l'œil même eût peine à souffrir l'aspect (1).

J. J. ROUSSEAU. Emile, liv. II, trad. de Plutarque.

Eloge funèbre de Nephté, Reine d'Egypte.

Le grand-prêtre de Memphis, conducteur du convoi, monta sur le char, et, se tenant debout et la tête nue, prononça ce discours :

Inexorables Dieux des Enfers, voilà notre Reine que vous avez demandée pour victime, dans le printemps de son âge et dans le plus grand besoin de ses peuples. Nous venons vous prier de lui accorder le repos dont sa perte va peut-être nous priver nous-mêmes. Elle a été fidèle à tous ses devoirs envers les Dieux; elle ne s'est point dispensée des pratiques extérieures de la Religion, sous le prétexte des occupations de la Royauté; et les seules pratiques extérieures ne lui ont point tenu lieu de vertu. On apercevait aux travers des soins qui l'occupaient dans ses conseils, ou de la gaieté à laquelle elle se prêtait quelquefois dans sa Cour, que la loi divine était toujours présente à son esprit et régnait toujours dans son cœur. De toutes les fêtes auxquelles la majesté de son rang, le succès de ses entreprises, ou l'amour de ses peuples l'ont engagée, il a paru que celles qui l'amenaient dans nos temples étaient pour elle les plus agréables et les plus

(1) Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. XV.

douces. Elle ne s'est point laissée aller, comme bien des Rois, aux injustices, dans l'espoir de les racheter par ses offrandes; et sa magnificence à l'égard des Dieux a été le fruit de sa piété, et non le tribut de ses remords. Au lieu d'autoriser l'animosité, la vexation, la persécution, par les conseils d'une piété mal entendue, elle n'a voulu tirer de la Religion que des maximes de douceur, et elle n'a fait usage de la sévérité que suivant l'ordre de la justice générale, et par rapport au bien de l'Etat. Elle a pratiqué toutes les vertus des bons Rois avec une défiance modeste qui la laissait à peine jouir du bonheur qu'elle procurait à ses peuples. La défense glorieuse des frontières, la paix affermie au dehors et au dedans du Royaume, les embellissemens et les établissemens de différente espèce, ne sont ordinairement, de la part des autres Princes, que les effets d'une sage politique, que les Dieux, juges du fond des cœurs, ne récompensent pas toujours; mais de la part de notre Reine, toutes ces choses ont été des actions de vertu, parce qu'elles n'ont eu pour principe que l'amour de ses devoirs et l'envie du bonheur public. Bien loin de regarder la souveraine puissance comme un moyen de satisfaire ses passions, elle a conçu que la tranquillité du gouvernement dépendait de la tranquillité de son âme, et qu'il n'y a que des esprits doux et patiens qui sachent se rendre véritablement maîtres des hommes. Elle a éloigné de sa pensée toutes les vengeances; et, laissant à des hommes privés la honte d'exercer leur haine dès qu'ils peuvent, elle a pardonné, comme les Dieux, avec un plein pouvoir de punir.

<< Elle a réprimé les esprits rebelles, moins parce qu'ils résistaient à ses volontés, que parce qu'ils faisaient obstacle au bien qu'elle voulait faire. Elle a soumis ses pensées aux conseils des sages, et tous les ordres du Royaume à l'équité de ses lois. Elle a désarmé les ennemis étrangers par son courage, par la fidélité à sa parole, et

elle a surmonté les ennemis domestiques par sa fermeté et par l'heureux accomplissement de ses projets. Il n'est jamais sorti de sa bouche ni un secret ni un mensonge, et elle a cru que la dissimulation nécessaire pour régner ne devait s'étendre que jusqu'au silence. Elle n'a point cédé aux importunités des ambitieux, et les assiduités des flatteurs n'ont pas enlevé les récompenses dues à ceux qui servaient leur patrie loin de sa Cour. La faveur n'a point été sous son règne; l'amitié même, qu'elle a connue et cultivée, ne l'a point emporté auprès d'elle sur le mérite, souvent moins affectueux et moins prévenant. Elle a fait des grâces à ses amis, et elle a donné les postes importans aux hommes capables. Elle a répandu des honneurs sur les grands, sans les dispenser de l'obéissance, et elle a soulagé le peuple, sans lui ôter la nécessité du travail. Elle n'a point donné lieu à des hommes nouveaux de partager avec le Prince, et inégalement pour lui, les revenus de l'Etat ; et les derniers du peuple ont satisfait sans regret aux contributions proportionnées qu'on exigeait d'eux, parce qu'elles n'ont point servi à rendre leurs semblables plus riches, plus orgueilleux et plus méchans.

« Persuadée que la providence des Dieux n'exclut pas la vigilance des hommes, qui est un de ses présens, elle a prévenu les misères publiques par des provisions régulières; en rendant ainsi toutes les années égales, sa sagesse a maîtrisé en quelque sorte les saisons et les élémens. Elle a facilité les négociations, entretenu la paix, et porté le Royaume au plus haut point de la richesse et de la gloire, par l'accueil qu'elle a fait à tous ceux que la sagesse de son gouvernement attirait des pays les plus éloignés ; et elle a inspiré à ses peuples l'hospitalité, qui n'était pas encore assez établie chez les Egyptiens.

«

Quand il s'est agi de mettre en œuvre les grandes maximes du gouvernement, et d'aller au bien général, malgré les inconvéniens particuliers, elle a subi avec

une généreuse indifférence les murmures d'une populace aveugle, souvent animée par les calomnies secrètes de gens plus éclairés, qui ne trouvent pas leur avantage dans le bonheur public. Hasardant quelquefois sa propre gloire pour l'intérêt d'un peuple méconnaissant, elle a attendu sa justification du temps; et, quoique enlevée au commencement de sa course, la pureté de ses intentions, la justesse de ses vues et la diligence de l'exécution lui ont procuré l'avantage de laisser une mémoire glorieuse et un regret universel.

« Pour être plus en état de veiller sur le total du Royaume, elle a confié les premiers détails à des ministres sûrs, obligés de choisir des subalternes qui en choisissent encore d'autres dont elle ne pouvait plus répondre ellemême, soit par l'éloignement, soit par le nombre. Ainsi, j'oserai le dire devant nos juges et devant ses sujets qui m'entendent, si, dans un peuple innombrable, tel que l'on connaît celui de Memphis et des cinq mille villes de la dynastie, il s'est trouvé, contre son intention, quelqu'un d'opprimé, non seulement la Reine est excusable par l'impossibilité de pourvoir à tout, mais elle est digne de louange, en ce que, connaissant les bornes de l'esprit humain, elle ne s'est point écartée du centre des affaires. publiques, et qu'elle a réservé toute son attention pour les premières causes et pour les premiers mouvemens.

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Malheur aux Princes dont quelques particuliers se louent, quand le public a lieu de se plaindre! Mais les particuliers mêmes qui souffrent n'ont pas droit de condamner le Prince, quand le corps de l'Etat est sain, et que les principes du gouvernement sont salutaires. Cependant, quelque irréprochable que la Reine nous ait paru à l'égard des hommes, elle n'attend, par rapport à vous, ô justes Dieux ! son repos et son bonheur que de votre clémence. »

TERRASSON. Séthos.

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