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Malheureux ! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vécu : que j'apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie pour être en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l'humanité, et tu dis: La vie est un mal. Mais regarde, cherche dans l'ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers, et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Lavie passive de l'homme n'est rien, et ne regarde qu'un corps dont il sera bientôt délivré; mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son être, consiste dans l'exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospère, et un bien pour l'honnête homme infortuné; car ce n'est pas une modification passagère, mais son rapport avec son objet, qui la rend ou bonne ou mauvaise.

Tu t'ennuies de vivre, et tu dis: La vie est un mal. Tôt ou tard tu seras consolé, et tu diras: La vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujourd'hui ; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme qu'est le mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.

Que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine et le plaisir passent comme une ombre : la vie s'écoule en un instant; elle n'est rien par elle-même; son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose. Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que ce soit un bien; et si c'est un mal d'avoir vécu, ne dis pas non plus qu'il t'est permis de mourir car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas homme, qu'il t'est permis de se révolter contre l'auteur de ton être, et de tromper ta destination.

Le suicide est une mort furtive et honteuse, c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien, je suis . inutile au monde. Philosophe d'un jour! ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre såns trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité, par cela seul qu'il existe?

Jeune insensé! s'il te reste au fond du cœur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même : Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir; puis, va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Si cette considération te retient aujourd'hui, elle te retiendra demain, après-demain, toute la vie. Si elle ne te retient pas, meurs, tu n'es qu'un méchant.

LE MÊME.

Les Tombeaux.

UN tombeau est un monument placé sur les limites des deux mondes. Il nous présente d'abord la fin des vaines inquiétudes de la vie, et l'image d'un éternel repos; ensuite il élève en nous le sentiment confus d'une immortalité heureuse, dont les probabilités augmentent à mesure que celui dont il nous rappelle la mémoire a été plus vertueux. C'est là que se fixe notre vénération; et cela est si vrai, que, quoiqu'il n'y ait aucune différence entre la cendre de Socrate et celle de Néron, personne ne voudrait avoir dans ses bosquets celle de l'Empereur romain, quand même elle serait renfermée dans une urne d'argent, et qu'il n'y a personne qui ne mît celle du philosophe dans le lieu le plus honorable de son appartement, quand elle ne serait que dans un vase d'argile.

C'est donc par cet instinct intellectuel pour la vertu

que les tombeaux des grands hommes nous inspirent une vénération si touchante. C'est par le même sentiment que ceux qui renferment des objets qui ont été aimables nous donnent tant de regrets. Voilà pourquoi nous sommes émus à la vue du petit tertre qui couvre les cendres d'un enfant aimable, par le souvenir de son innocence; voilà encore pourquoi nous voyons avec tant d'attendrissement une tombe sous laquelle repose une jeune femme, l'amour et l'espérance de sa famille par ses vertus. Il ne faut pas, pour rendre recommandables ces monumens, des marbres, des bronzes, des dorures: plus ils sont simples, plus ils donnent d'énergie au sentiment de la mélancolie. Ils font plus d'effet pauvres que riches, antiques que modernes, avec des détails d'infortune qu'avec des titres d'honneur, avec les attributs de la vertu qu'avec ceux de la puissance.

C'est surtout à la campagne que leur impression se fait vivement sentir : une simple fosse fait souvent verser plus de larmes que les catafalques dans les cathédrales : c'est là que la douleur prend de la sublimité; elle s'élève avec les vieux ifs des cimetières, elle s'étend avec les plaines et les collines d'alentour; elle s'allie avec tous les effets de la nature, le lever de l'aurore, le murmure des vents, le coucher du soleil, et les ténèbres de la nuit. Les travaux les plus rudes et les destinées les plus humiliantes n'en peuvent éteindre l'impression dans les cœurs des plus misérables (1).

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.
Etudes de la Nature.

Le Respect des Chinois pour les Tombeaux.

PARIS, où l'on vient apprendre la décence et l'urbanité, est le lieu du monde où l'on a le moins de respect

(1) Voyez, t. II, même sujet:

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pour les restes des objets qui nous ont été chers. L'homme, livré dans cette vaste capitale à une infinité de goûts frivoles, ne conserve aucun souvenir de ses semblables, dès qu'ils sont morts. Ils n'ont d'autres lieux de sépulture que des fosses profondes où l'on précipite chaque jour, sans aucune distinction de sexe ni d'âge, les femmes, les enfans, les vieillards, jusqu'à ce qu'elles soient remplies. L'ami ne peut plus reconnaître les cendres de son ami dans ces voiries humaines; il craint même de s'approcher de ces gouffres de la mort d'où s'exhalent sans cesse des vapeurs funestes aux vivans.

Il n'en est pas ainsi chez les Chinois, ce peuple le plus ancien de la terre, parce que son gouvernement est fondé sur les lois de la nature. Leurs tombeaux font un des principaux ornemens des environs de leurs villes. Chaque famille a en propriété une petite portion de terre dans les collines du voisinage. Elle y fait creuser une grotte, où elle dépose avec un respect religieux les corps de ses parens; l'entrée de la grotte est décorée de quelques arbres, à l'ombre desquels se reposent souvent les voyageurs. Lorsqu'un corps est consumé par le temps et par la chaux, on l'ensevelit. Le plus proche parent, vêtu d'une grosse étoffe de chanvre, et ceint d'une corde, vient, à la tête de la famille, en recueillir les ossemens; il les dépose dans une urne de porcelaine, qu'il place, avec celles de ses ancêtres, dans une chambre particulière de sa maison. C'est là qu'il retrouve des urnes pleines de pleurs, suivant l'expression de Juvénal. Il y voit aussi d'un coup d'oeil ses nombreux aïeux, qui se sont succédé pendant plusieurs siècles. Le sentiment d'une longue antiquité est dans sa famille, comme il est dans l'Empire. Elle voit, à la suite les uns des autres, les auteurs auxquels elle doit le jour; et, plusieurs fois par elle invoque, par des sacrifices et des libations, leurs esprits qu'elle croit retournés dans les cieux; elle les prie de lui inspirer de bons conseils, et de présider à

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ses destinées. C'est sans doute à des rites aussi touchans, et à ces sentimens religieux envers leurs parens morts, que les Chinois doivent l'amour qu'ils portent à leurs parens vivans et à leur patrie. Leurs tombeaux sont les fondemens de leur Empire, qui dure depuis plus de quatre mille ans.

LE MÊME. Harmonies de la Nature, tom. II.

Rapidité de la Vie.

La vie humaine est semblable à un chemin, dont l'issue est un précipice affreux : on nous en avertit dès le premier pas, mais la loi est prononcée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner sur mes pas; marche, marche. Un poids invincible, une force invincible nous entraîne ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route; encore si je pouvais éviter ce précipice affreux. Non, non, il faut marcher, il faut courir, telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait arrêter; marche, marche. Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu'on avait passé; fracas effroyable, inévitable ruine! On se console parce qu'on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu'on voit se faner entre ses mains du matin au soir, quelques fruits qu'on perd en les goûtant. Enchantement ! toujours entraîné, tu approches du gouffre. Déjà tout commence à s'effacer; les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires, tout se ternit, tout s'efface: l'ombre de la mort se présente; on commence à sentir l'approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord, encore un pas. Déjà l'horreur trouble les sens, la

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