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lantes et pures les pensées du matin! comme elles égaient le rêve mélancolique de la vie! en s'abandonnant à leurs douces erreurs, combien aisément on oublie, et les tristes projets de la grandeur, et les vaines jouissances de la gloire, et le mépris du monde et sa froide injustice!

Nous ne remarquons pas assez l'influence prodigieuse que la nature conserve encore sur nos âmes, malgré l'étonnante variété de nos goûts, et la profonde dépravation de nos penchans. Je ne sais, mais il me semble qu'à la campagne notre sensibilité devient et moins orgueilleuse et plus vive; que nous y aimons nos amis avec plus de franchise, nos femmes avec plus de tendresse; que les jeux de nos enfans nous y intéressent davantage; que nous y parlons de nos ennemis avec moins d'aigreur, de la fortune avec plus d'indifférence. Est-ce en respirant la vapeur embaumée du soir, en se promenant à la lueur tranquille et douce de l'astre des nuits, qu'on peut ourdir une trame perfide, ou méditer de tristes vengeances? Ce berceau que vos mains ont planté, où le chèvrefeuille, le jasmin et la rose entrelacent leurs tiges odorantes, ne l'avez-vous orné avec tant de soin que pour vous y livrer aux rêves pénibles de l'ambition? Dans cette solitude champêtre qu'ont habitée vos pères, dans cet asile des mœurs, de la confiance et de la paix, que vous importent les vains discours des hommes, et leurs lâches intrigues, et leur haine impuissante, et leurs promesses trompeuses? Quelle impression peut encore faire sur votre âme le récit importun de leurs erreurs ou de leurs crimes? Au déclin d'un jour orageux, ainsi gronde la foudre dans le nuage flottant sur les bords enflammés de l'horizon, ainsi retentit le torrent qui ravage au loin une terre agreste et sauvage (1).

BERGASSE. Fragmens.

(1) Voyez en vers, et les Leçons Latines anciennes et modernes,

t. I et II.

1.-28.

25

La Maison, les Amis, les Plaisirs de Jean-Jacques à la campagne, s'il était riche.

JE n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une bassecour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés ; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusemens divers, qui ne nous donneraient chaque soir

que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers : une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour, S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret : « Je suis encore homme. >>

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitans

du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange, de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

J. J. ROUSSEAU. Emile.

Bonheur de Jean-Jacques dans la solitude.

Je ne saurais vous dire, Monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c'est ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers! chacun voudrait s'en faire un semblable! la paix régnerait sur la terre, les hommes ne songeraient plus à se nuire, et il n'y aurait plus de méchans, quand nul n'aurait d'intérêt à l'être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j'étais seul? de moi; de tout ce qu'a de beau le monde intellectuel ; je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur ; mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs : non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimères, qu'ils ne font des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent, en songeant aux divers évé

nemens de ma vie ; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier, quelques momens, mes souffrances. Quels temps croyez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi : ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien aimé, ma vieille chatte, les oiseaux de la campagne, les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable Auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné les matinées à divers soins, que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que je pusse m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi le reste de ce jour ! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert, où rien, en me montrant lamain de l'homme, ne m'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi : c'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des

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