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La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile.
L'argent en honnête homme érige un scélérat;
L'argent seul au palais peut faire un magistrat [a].
Qu'importe qu'en tous lieux on me traite d'infame [b]?
Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans ame;
Dans mon coffre tout plein de rares qualités,
J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.
Est-il quelque talent que l'argent ne me donne?
C'est ainsi qu'en son cœur ce [c] financier raisonne.
Mais pour moi, que l'éclat ne sauroit décevoir,
Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir,
J'estime autant Patru(1) même dans l'indigence,

[a] Pouvoit-on s'élever plus hautement contre la vénalité des charges de magistrature?

[b] ·

Quid enim salvis infamia nummis?

(Juvenal, sat. I, vers 48.)

[c] L'édition de 1675 porte :

C'est ainsi qu'en son cœur cet avare raisonne.

Voilà encore une des corrections que tous les éditeurs omettent. Elle étoit, comme les autres, commandée par la justesse du sens : l'homme que Despréaux fait parler est moins un avare qu'un ambitieux qui veut avec son or obtenir des honneurs.

Populus me sibilat; at mihi plaudo

Ipse domi, simul ac nummos contemplor in arcâ.

(Horace, liv. I, sat. I, vers 66–67.)

Le peuple, disoit-il, me siffle; et moi, je ris

Quand je compte chez moi mes richesses sonnantes.

(M. Daru.)

Celui qu'Horace fait parler ici est un véritable avare: aussi le représente-t-il sous des traits plutôt ridicules qu'odieux.

(1) Fameux avocat, et le meilleur grammairien de notre siècle.

Qu'un commis engraissé des malheurs de la France[a].
Non que je sois du goût de ce sage insensé

Qui, d'un argent commode esclave embarrassé,
Jeta tout dans la mer pour crier : Je suis libre (1).
De la droite raison je sens mieux l'équilibre ;
Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts,
La vertu se contente et vit à peu de frais.
Pourquoi donc s'égarer en des projets si vagues?

(Despréaux, édit. de 1701.) * L'édition de 1713 modifie cet éloge, et un des bons grammairiens de notre siècle. » Voyez, sur Patru, la satire I, page 90, note b.

on y lit :

: .....

[a] Quoique ces vers n'aient rien que de très honorable pour Patru, il semble que le poëte n'ait voulu les publier qu'après sa mort, dans l'édition de 1683. On lisoit auparavant ceux-ci, qui sont une assez foible répétition de ce qu'il a dit plus haut :

Je sais que dans une ame, où manque la sagesse,
Le bonheur n'est jamais un fruit de la richesse.

(1) Cratès, philosophe cynique. (Despréaux.) * Cette note se lit dans toutes les éditions, depuis 1675 jusqu'en 1701 inclusivement. Dans l'édition de 1713, elle est remplacée par celle-ci : « Aristippe fit « cette action, et Diogène conseilla à Cratès, philosophe cynique, de faire la même chose. »

Ce trait est cité par Horace :

Quid simile isti

Græcus Aristippus? qui servos projicere aurum
In mediâ jussit Libyâ, quia tardiùs irent
Propter onus segnes. Uter est insanior horum?

(Liv. II, sat. III, vers 99—162.

Un Grec, pour que ses gens voyagent plus à l'aise,
Leur fait jeter en route un trésor qui leur pèse :
Autre fou qui vaut bien l'avare; mais je crois
Que ce n'est pas la peine entre eux de faire un choix
(M. Daru.)

Ce que j'avance ici, crois-moi, cher Guilleragues(1), Ton ami dès l'enfance ainsi l'a pratiqué.

Mon père (2), soixante ans au travail appliqué,
En mourant me laissa, pour rouler et pour vivre,
Un revenu léger (3), et son exemple à suivre.
Mais bientôt amoureux d'un plus noble métier,
Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffier (4),
Pouvant charger mon bras d'une utile liasse,
J'allai loin du palais errer [a] sur le Parnasse.
La famille en pâlit, et vit en frémissant

(1) Boileau a employé en rime le nom de Guilleragues, qui n'est pas trop harmonieux; mais il vouloit sans doute rendre hommage à l'amitié, et savoit qu'un nom consacré par lui de la sorte ne s'oublieroit jamais. ( Le Brun.) * Si le poëte eut cette intention, elle se dérobe, pour ainsi dire, sous l'aisance des rimes.

(2) Gilles Boileau, greffier du conseil de la grand'chambre, également recommandable par sa probité et par son expérience dans les affaires. Il mourut en 1657, âgé de soixante-treize ans. (Brossette.)

(3) Environ douze mille écus de patrimoine, dont notre auteur mit environ le tiers à fonds perdu sur l'hôtel-de-ville de Lyon, qui lui fit une rente de quinze cents livres pendant sa vie. ( Brossette. ) Voyez le tome IV, page 638, lettre du 24 juin 1709.

(4) Frère de Jérôme Boileau, son aîné, qui a possédé la charge du père; oncle de M. Dongois, greffier de l'audience à la grand'chambre, fils d'une sœur de l'auteur; cousin du même Dongois, qui avoit épousé une cousine germaine de notre poëte; beau-frère de M. Sirmond, qui a eu la même charge de greffier du conseil de la grand'chambre.

[a] « M. D*** (Despréaux) a raison de dire errer, car il y erre «< assez souvent. » (Nouvelles Remarques, page 63.) Pradon dut bien s'applaudir d'avoir trouvé cette épigramme.

Dans la poudre du[a] greffe un poëte naissant:
On vit avec horreur une muse effrénée

Dormir chez un greffier la grasse matinée (1).
Dès-lors à la richesse il fallut renoncer:
Ne pouvant l'acquérir, j'appris à m'en passer;
Et sur-tout redoutant la basse servitude,
La libre vérité fut toute mon étude [b].

Dans ce métier funeste à qui veut s'enrichir,
Qui l'eût cru que pour moi le sort dût se fléchir?
Mais du plus grand des rois la bònté sans limite,
Toujours prête à courir au-devant du mérite,
Crut voir dans ma franchise un mérite inconnu,
Et d'abord de ses dons enfla mon revenu.
La brigue ni l'envie à mon bonheur contraires,
Ni les cris douloureux de mes vains adversaires [c],

[a] L'édition de 1675 porte :

Dans la poudre d'un greffe.

C'est encore une de ces légères corrections commandées par l'oreille, et que les éditeurs passent sous silence.

(1) Il étoit un grand dormeur, particulièrement dans sa jeunesse : car il se levoit ordinairement fort tard, et dormoit encore l'aprèsdinée. (Brossette.)* L'ennui du greffe n'étoit pas propre à le réveiller, s'il dormoit ainsi même en cultivant les muses.

[b] Dans toutes les éditions antérieures à celle de 1713, il y a : La libre vérité fut mon unique étude.

Ce changement d'un seul mot donne plus de force au vers. Aucun éditeur ne l'a recueilli.

[c] Brossette, dans son commentaire, parle d'un seigneur de la cour que Despréaux avoit en vue; mais il ne le nomme pas. Une note manuscrite, trouvée dans ses papiers par Cizeron-Rival, léve tous les doutes. La voici :

Le roi ayant donné une pension de 2,000 liv. à Despréaux, Pui

Ne purent dans leur course arrêter ses bienfaits (1).
C'en est trop: mon bonheur a passé mes souhaits.
Qu'à son gré désormais la fortune me joue;
On me verra dormir au branle de sa roue [a].

morin, son frère, qui avoit une charge à la cour, donna avis de cette gratification à M. le duc de Montausier. Ce duc, persistant dans sa mauvaise humeur contre ce poëte satirique, répondit brusquement: <«< Bientôt le roi donnera des pensions aux voleurs de grands che« mins. » Le roi sut cette réponse, et en fut extrêmement irrité. M. Despréaux disoit à son commentateur qu'elle avoit failli à perdre M. de Montausier. Quoi qu'il en soit, ce duc ayant rencontré quelque temps après M. de Puimorin: « Est-il vrai, monsieur, lui dit-il, « que j'ai été assez imprudent pour vous parler du roi en termes offensants, au sujet de la pension qu'il a donnée à M. votre frère?» Et lui répéta à peu près la réponse brusque qu'il avoit faite. M. de Puimorin lui répondit en général qu'il ne se souvenoit pas précisément de ce qui s'étoit passé. « Mais quand vous m'auriez parlé ainsi, Monseigneur, ajouta-t-il, vous n'aurez jamais dit que ce que

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« vous voudrez; je suis prêt à dire tout ce qu'il vous plaira. » M. dé Montausier, le voyant si bien disposé, le pria de se rétracter, et il le fit. » (Récréations littéraires ou anecdotes et remarques sur différents sujets, 1765, page 177.)

(1) Personnifier ainsi le bienfait, en lui prêtant, pour ainsi dire, des ailes, c'est louer le monarque d'une manière bien neuve. (Le Brun.) * C'est le louer dans un style très poétique, dont les figures hardies sont amenées par une gradation naturelle. On ne s'étonne point d'entendre dire à l'auteur que l'on ne peut arrêter les bienfaits de Louis XIV dans leur course, parcequ'il annonce un peu plus haut que la bonté de ce prince est toujours prête à courir au-devant du mérite.

[a] Le grand Corneille avoit dit en 1636:

Ainsi de notre espoir la fortune se joue:

Tout s'élève ou s'abaisse au branle de sa roue.

La scène V de l'acte V de l'Illusion comique s'ouvre par ces deux vers.

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